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a pas du tout là motif à se séparer pour toujours ; on ne se quitte pas pour des bêtises… pardon, pardon ! mais de grâce, à quoi est-ce que cela ressemble ? Si l’on a une fois un but, il faut y arriver, fût-ce en montant à la brèche… mais il y a là un homme qui a craché ! L’homme a de tout temps craché et de tout temps crachera ; c’est dans sa nature ; faites deux fois le tour du monde, et vous ne me trouverez pas un homme, pas une femme qui n’ait craché. »

Téntëtnikof était fort empêché par un pareil langage ; il regardait d’un œil effaré l’air convaincu des traits de Paul Ivanovitch, et il pensait : « C’est pourtant un bien drôle de corps que ce M. Tchitchikof !… »

Et celui-ci, de son côté, en même temps pensait : « Ce Téntëtnikof, en vérité, est un évaporé et un braque au premier chef. » Et il reprit : « André Ivanovitch, souffrez qu’une bonne fois je vous parle en frère ; vous manquez d’expérience pour réparer ces sortes de choses-là… eh bien ! avec votre permission, j’en ferai mon affaire. J’irai trouver Son Excellence ; je lui expliquerai que le malentendu qui est arrivé est du fait de votre inexpérience, de votre jeunesse, de votre peu d’habitude des hommes, de votre ignorance des choses qui sont d’un usage général dans une certaine sphère.

— Je n’irai pas, quant à moi, ramper devant lui, s’écria d’un ton assez âcre le jeune seigneur, et je ne vous ai pas donné pouvoir d’aller le faire à ma place.

— Ramper n’est point mon fait, dit Tchitchikof blessé. Aller excuser la faute d’un tiers que j’affectionne, je puis le faire par motif de charité pure, par esprit de conciliation, oui… mais je ne fais rien par bassesse. C’est un bon et honnête mouvement que j’ai éprouvé à votre égard ; pardonnez-moi de m’y être abandonné ; j’étais si éloigné de croire que ce fût en vous habitude prise de vous acharner sur les mots pour y découvrir de mauvais côtés et en faire application aux personnes !

— J’ai tort, pleinement tort, c’est à vous à me pardonner, et je vous en prie, dit Téntëtnikof avec une sincère