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Zoubor lui-même, Zoubor que Séliphane avait un jour apostrophé du nom de cheval hypocrite et de lâche, tous trois trouvaient la terre de Téntëtnikof un séjour assez agréable, l’avoine excellente et la distribution des écuries extrêmement commode ; les râteliers étaient séparés par de bonnes cloisons, mais par des cloisons à claire-voie et telles que chaque cheval pouvait voir les autres ; et, s’il venait à l’un d’eux, fût-ce au plus éloigné, la fantaisie de hennir, on pouvait l’apercevoir et lui répondre aussitôt. Bref, chacun, en vérité, s’était installé comme dans un gras et moelleux chez-soi.

Quant à ce qui est de l’affaire pour la perpétration de laquelle Paul Ivanovitch parcourait la Russie, l’immense Russie en quête d’âmes mortes, c’est un objet sur lequel il était devenu excessivement délicat, et même s’il lui arrivait d’avoir à traiter avec un imbécile achevé, il procédait sans précipitation, de crainte de fâcheux mécomptes. Téntëtnikof est un imbécile, mais un imbécile qui rumine, qui lit des lèvres, qui se croit philosophe, qui tâche réellement de s’expliquer le d’où vient, le comment, le pourquoi, le par quoi et le après de toutes choses. Tchitchikof pensa qu’avec un pareil homme il ne fallait pas aborder les choses de front, mais avancer lentement de biais.

Ayant accoutumé tous les domestiques à l’entendre faire une foule de questions comme si c’était en lui une manie d’homme simple, naïf et oisif, il sut d’eux que leur maître naguère allait assez souvent chez son voisin le général… que ce dernier avait une fille, une belle demoiselle… que celle-ci revenait à leur maître et que celui-ci revenait à la jolie demoiselle ; qu’ensuite il y avait eu Dieu sait quelle noise entre les deux seigneurs et qu’on s’était séparé.

Tchitchikof avait lui-même remarqué qu’André Ivanovitch, soit qu’il eût en main le crayon ou la plume, toujours dessinait des têtes de femme, et ces têtes étaient toutes la même tête, toutes se ressemblaient entre elles d’air, de traits et de sourire. Un jour, après le dîner, tout en faisant tourner du doigt sa tabatière comme une sphère sur son