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à les considérer comme les deux piliers de son établissement.

Quant à Séliphane, ses goûts l’emportaient vers des séductions d’un autre genre. Dans le village, tous les soirs, à peine le soleil approchait de l’horizon, les chants commençaient, les rondes se formaient, puis la chaîne, la chaîne sans fin avec ses cent évolutions variées, ses figures appropriées aux paroles du chant, et les refrains entonnés en chœur général. De bonnes grosses filles aussi lestes que grandes et fortes (on en trouve déjà fort peu de ce genre dans les grands villages) réussissaient facilement à lui faire faire le corbeau pendant des heures entières. Il serait difficile de dire lesquelles de ces filles-là étaient les plus belles ; toutes avaient le cou et la gorge d’une blancheur mate incomparable, un incarnat de rose, une allure de paon déployant ses grâces, et les cheveux en tresses descendant mollement de la nuque à la ceinture.

Séliphane en tenait une par sa blanche main à sa droite, une autre à sa gauche, et cheminait posément avec elles dans la chaîne, ou bien s’étant isolé et rangé dans la ligne des gars, il s’avançait haut et superbe droit à elles, et alors elles aussi, l’air confiant et même altier, elles se mettaient en mouvement vers lui, en entonnant, de leur voix aussi fraîche que puissante de sonorité, ces mots de la chanson : « Seigneurs boyards, montrez l’amant… ! » Lui, il désignait le soleil couchant déjà à moitié plongé sous l’horizon et les ténèbres promptes à remplir le vide que laisse en s’évanouissant la lumière, et l’écho qui renvoyait plaintivement de très-loin les dernières paroles du chant. Séliphane ne savait, à cette heure-là, ce qui se passait dans son esprit ; mais veillant ou dormant, et à l’aurore comme le soir à la nuit close, toujours il lui semblait tenir de belles mains blanches, et toujours la danseuse passait et repassait avec son sourire dans les évolutions de la ronde.

Les chevaux de Tchitchikof n’étaient pas moins satisfaits que Pétrouchka et que Séliphane des loisirs qui leur étaient faits et des avantages de la résidence ; et le timonnier et le bricolier à pelage gris pommelé, surnommé l’assesseur, et