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hauteurs ; de là il contemplait les vastes plaines où les pluies et les inondations avaient laissé des centaines de petits lacs, entre lesquels se dessinaient en noir des îles, et en vert, des forêts et des bocages. Tantôt il pénétrait dans des ravins boisés, où commençaient à se couvrir d’un épais feuillage les arbres chargés de nids d’oiseaux, et de corbeaux, qui, s’élevant parfois en grand nombre et se croisant dans l’air, obscurcissaient le ciel. Tchitchikof, suivant à loisir les méandres des parties séchées, se rendait au port, d’où partaient, les unes en aval, les autres en amont du fleuve, des barques portant des pois, des fèves, des froments, des seigles. Il allait voir les premiers travaux du moulin où les eaux printanières, affluant avec un bruit et une impétuosité de bon augure, donnent à la roue motrice la plus énergique impulsion ; il allait observer les premiers travaux de la campagne, et voyait comme la terre labourée se dessinait en zones noires entre des lignes verdoyantes, et comme l’agile semeur, en tapotant un crible suspendu devant lui contre sa poitrine, faisait, poignée à poignée, tomber avec égalité des semences dans les sillons, sans laisser s’égarer le moindre grain à droite ou à gauche du guéret.

Tchitchikof était partout. Il parlait et raisonnait avec le régisseur, avec le meunier et avec le simple paysan ; il s’instruisait du si, du quand, du pourquoi, du mais et du comment des moindres et des plus importants détails de l’économie ; il savait quels produits et quels rendements on pouvait attendre de chaque situation et de chaque qualité de terrain, et à combien se montait le produit général de la vente des récoltes du domaine et celui de la mouture d’automne, et quel grain on portait au moulin en ce temps. Il prenait bonne note des noms et des sobriquets de chaque paysan et de leurs liens de parenté, et où chacun avait acheté sa vache, et de quoi il nourrissait le cochon. Il s’intéressait à tout, à ce point qu’il sut même le chiffre exact de la mortalité, et il fit la remarque qu’il était mort peu de paysans depuis le dernier recensement. Il en était d’autant plus surpris qu’en homme d’esprit qu’il était, il avait cru,