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tant un air qui n’en était pas un ; bref, il ne gênait en rien son hôte, il faisait de la sympathie. « Je vois pour la première fois un homme avec qui l’on peut vivre, pensait Téntëtnikof ; en général, c’est un art fort rare en Russie. Il y a parmi nous assez d’hommes spirituels, instruits et honnêtes ; mais pour des personnes douées d’une parfaite égalité d’humeur, et avec qui on vivrait un siècle sans se quereller, je ne sache pas qu’il y en ait beaucoup à rencontrer dans notre pays. Voici le premier exemplaire qu’il m’ait été donné de voir. »

C’est ainsi que Téntëtnikof pensait et parlait de son hôte. Tchitchikof, de son côté, était enchanté de se voir installé pour quelque temps chez un homme si doux et si facile à vivre. La vie de bohême lui pesait ; et même, pour certaine indisposition physique dont il se croyait menacé, il lui était utile de se reposer, ne fût-ce qu’un mois, dans ce beau village, en face de la verdure des champs, au commencement du printemps. Il lui eût été difficile de trouver un endroit plus propice, plus favorable au repos. Le printemps, longtemps retenu par les frimas, parut tout à coup dans toute sa beauté, et la vie éclata de toutes parts. Sur la fraîche émeraude de la verdure naissante, jaunissait la dent de lion, et, encore teinte en rose pensée, l’anémone penchait sa tête délicate ; des essaims de petits moucherons s’élevaient au-dessus des marais, et l’araignée aquatique s’arrangeait à leur faire bonne chasse. Sur les lacs et sur les rivières débordées venaient s’abattre les canards et tous les autres oiseaux pêcheurs qu’ils devancent de peu dès avant le dégel, et que leurs phalanges annoncent au campagnard attentif. La terre vient de secouer son lourd sommeil ; les bois ont entendu et les rochers répété son cri de réveil. Quel éclat sur cette verdure ! quelle fraîcheur dans l’air ! quel ramage d’oiseaux dans les jardins ! Joie, jubilation, paradis de toutes choses ! Le village a résonné, chanté comme à des noces : ce n’est partout qu’excursions et promenades.

Tchitchikof faisait beaucoup d’exercice à pied : tantôt il se dirigeait lentement vers le plateau supérieur des