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parlait sommairement et comme à un comparse de comédie ; au bout d’une heure, il lui adressait d’un air distrait des : « Écoute, mon cher », des : « Eh bien, l’ami, à quoi pensons-nous ?… » et une fois enfin il lui lâcha en plein visage le mot toi. Ce n’était plus soutenable. Téntëtnikof se leva, boutonna lentement son habit, serra les dents, et prit sur lui de dire au général avec calme, et du ton de la plus excessive politesse, bien que des taches d’animation parussent sur son visage et qu’il eût le cœur gros d’orages : « Je vous remercie, général, de cette bonne disposition que vous montrez à mon égard ; en me tutoyant vous me provoquez naturellement à vous tutoyer, et c’est d’un mot m’appeler sur le terrain de la plus grande intimité ; mais il est entre nous deux une différence d’âge qui me semble s’opposer invinciblement à une si touchante familiarité. » Le général se troubla, puis se recueillit, essaya de composer une réponse sortable, et finit par dire, non sans un léger bégayement, qu’il avait employé le mot toi, comme cela, sans conséquence ; qu’on voyait assez généralement un vieillard tutoyer par mégarde un jeune homme. Empressons-nous de dire que M. Bétrichef eut la délicatesse de ne pas faire la moindre allusion à ses graines d’épinards.

On conçoit que de ce moment les deux voisins eurent cessé de se connaître, et un lacs d’amour fut rompu par le fait de cette maussade brouillerie. La lumière qui s’était faite autour de Téntëtnikof s’éteignit, et les ténèbres qui succédèrent en furent d’autant plus épaisses. Tout tourna au train de vie que le lecteur se rappelle peut-être avoir vu décrit au commencement de ce chapitre, bref à dormir, s’éveiller, s’étirer, se laver et ne rien faire.

La malpropreté et le désordre s’établirent peu à peu dans la maison ; le balai de crin resta des jours entiers tout au beau milieu de la chambre avec les balayures ; des culottes firent de longues stations au salon, et sur l’élégante table placée devant le canapé reposaient des sous-pieds et des bretelles émérites confusément réfléchies par un grand miroir poudreux et sans emploi. La vie de Téntëtnikof devint tellement engourdie et insignifiante, que ses domes-