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sait ainsi explosion qu’au récit de quelque injustice ou de quelque ignoble trait commis au détriment d’une personne quelconque. Jamais elle n’élevait la moindre dispute là où il s’agissait d’elle ; trop fière pour chercher à se justifier en paroles, et trouvant plus digne de réparer ses fautes si elle en avait commises. Sa colère même tombait tout à coup, si elle voyait ou savait dans le malheur la personne contre laquelle s’était soulevée son indignation. À la première demande d’un secours, elle jetait au malheureux tout ce qu’elle avait, avant d’avoir réfléchi qu’il est mal de lancer à quelqu’un en pleine poitrine une bourse contenant du métal, par exemple : de même, sans réserve ni délibération, elle aurait déchiré sur elle ses robes et son linge, pour appliquer des appareils aux membres souffrants d’un blessé. Il y avait en elle quelque chose d’impétueux. Quand elle parlait, il semblait que toute son âme suivit sa pensée : l’expression de ses traits, l’accentuation de sa parole, son geste, et jusqu’aux plis de sa robe, tout prenait la même direction, et il semblait qu’elle-même s’envolait à la suite de ses paroles. Elle était étrangère à toute arrière-pensée ; il n’y avait personne au monde devant qui elle eût craint de laisser voir sa pensée, et aucune force n’eût pu l’obliger à se taire lorsqu’elle voulait parler.

Sa démarche, originale à la fois et charmante, était une allure si ferme et si dégagée, qu’il n’est personne qui ne se fût rangé pour lui laisser le passage libre. Devant elle, le malhonnête se troublait, le gesticulateur demeurait immobile, le parleur cherchait ses mots et restait court, tandis que l’honnête homme timide et ombrageux s’étonnait de l’aisance confiante avec laquelle il pouvait à tous coups s’exprimer en sa présence. Il lui semblait, dès les premiers instants de la conversation, l’avoir connue en un lieu, en un temps quelconque ; c’était comme si ces mêmes traits de jeune fille avaient déjà passé sous son regard, comme si cela avait eu lieu dans les temps aux souvenirs confus de l’enfance, dans la maison d’un parent, d’une parente aimée, en s’amusant, un soir, au milieu des jeux folâtres d’une foule d’enfants, bien longtemps, bien longtemps