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d’État ou industriel, serf ou seigneur, bourgeois ou prince ?

Une circonstance sembla devoir le réveiller de sa torpeur et produire un notable changement dans son caractère. Il se passa en lui quelque chose d’assez semblable à de l’amour. Mais cette affaire-là, comme les autres, n’aboutit à rien. Dans son voisinage, à dix kilomètres de son village, habitait un général en retraite qui, nous l’avons vu plus haut, parlait de lui d’une manière médiocrement flatteuse. Le général vivait comme vivent tous les généraux retraités quand ils ont des terres ; il faisait de l’agronomie un peu à la hussarde, et il aimait à voir ses voisins venir lui présenter leurs hommages, mais il ne rendait pas les visites. Il parlait du haut de la tête, recevait les livres nouveaux et les lisait, et avait une fille telle qu’on n’en avait pas encore vu, mais comme il arrive à l’homme d’en entrevoir dans la confusion d’un rêve qui ensuite revient mille fois à l’esprit sans que la vision en soit moins confuse.

Julienne, en russe Oulinnka, avait reçu près de son père une éducation un peu étrange, confiée à la direction d’une gouvernante anglaise qui ne savait pas un mot de russe. Julienne avait perdu sa mère lorsqu’elle était encore en bas âge. Le père n’avait pas eu le temps de s’occuper de sa fille, et au reste, aimant cette enfant jusqu’à l’adoration, il n’aurait guère su que la gâter. C’était un petit être vif comme la vie même : il eût été bien impossible de dire quel ciel ou quelle contrée avait mis sur elle son empreinte ; elle avait un galbe et un profil tels qu’on n’eût trouvé nulle part au monde rien d’analogue, si ce n’est peut-être sur quelques camées antiques. S’étant développée en pleine liberté, elle était devenue, on le conçoit, un petit être assez fantasque. À voir combien une soudaine explosion de vivacité ou même de colère assemblait tout à coup de plis sur son beau front, et avec quel feu elle bataillait de haute lutte avec son père, on pouvait, sans trop de témérité, la prendre pour une ravissante créature toute pétrie de caprices.

Mais l’équité nous oblige de dire que sa colère ne fai-