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On avait vu assez souvent paraître chez lui un ex-lieutenant de hussards, fumeur juré, qui devait avoir le corps tout imprégné de fumée de tabac, comme ces prétendues écumes de mer dont on fait des pipes, ou bien un ex-étudiant, candidat manqué de l’université de Moscou, se portant, au fond de la province, pour un représentant des opinions radicales, et qui puisait la haute sagesse et l’autorité de ses doctrines dans les gazettes et dans certaines brochures que lui seul savait se procurer. Mais le commerce de ces deux hommes ne tarda pas non plus à le fatiguer ; leurs discours commencèrent à lui paraître superficiels, et il se choqua de leurs manières ouvertes à l’européenne, de leurs incroyables familiarités. Il résolut de rompre ces liens et de s’abstenir de toute connaissance intime quelconque, pour ne manquer à personne. Il rompit même d’une manière assez peu admissible pour qu’il n’y eût pas à s’y méprendre. Un jour que celui qui se montrait le plus agréable de tous dans ces entretiens superficiels sur toutes choses (entretiens hors de mode à peu près aujourd’hui), le colonel Brandorof, et avec lui notre éclaireur du nouveau système d’opinions, Barbare Nicolaéwitch Vichnépokrovof, venaient le voir et lui faire entendre de merveilleuses nouvelles, comme toujours, en politique, en philosophie, en littérature, en morale, et même sur l’état tout actuel des finances en Angleterre, il leur fit dire qu’il était sorti, et en même temps il eut l’imprudence de s’approcher de sa fenêtre. Le regard du maître de maison rencontra celui du colonel, l’un des deux visiteurs refusés : il va sans dire que Brandorof et son compagnon furent très irrités ; on croit savoir que, dans la colère, l’un lâcha le mot d’animal, et que l’autre s’oublia jusqu’à dire assez distinctement : le c… !

Quoi qu’il en soit, c’est par là que finirent tous les rapports de Téntëtnikof et de ses voisins. Il se trouva tout heureux de ne plus voir s’ouvrir sa porte cochère, et c’est alors qu’il rêva le projet d’une première esquisse, et médita l’invention d’un futur grand ouvrage sur la Russie. Le lecteur sait déjà comment il s’y prenait pour