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Va-t’en, et que je ne te revoie pas… C’est bon ! c’est bon ! va-t’en, adieu… » s’écriait le pauvre Téntëtnikof, qui ensuite, suivant des yeux cette infortunée malade, la voyait, à peine sortie de la porte cochère, attaquer de haute lutte une de ses voisines au sujet d’une pomme ou d’une rave, et lui asséner dans les côtes de si vigoureuses bourrades, qu’aucun moujik en pleine santé n’aurait pu faire plus énergiquement le coup de poing sur un gars de sa taille et de sa force.

Il voulut essayer de fonder dans son village une école, pour faire du moins de la nouvelle génération de tout autres hommes ; mais cet établissement fut tout d’abord l’occasion de tant de propos et de cris, qu’il inclina la tête et se reprocha d’en avoir eu l’idée en donnant trop à son imagination.

Dans les enquêtes, dans les affaires judiciaires et les arbitrages, de même, hélas ! il trouva nulles et de nul usage les théories juridiques sur la voie desquelles l’avaient mis ses professeurs de philosophie. Une science lui manquait sous les pieds, puis une autre, puis une troisième : au diable donc toutes les sciences spéculatives ! Il avait reconnu que dans l’application il y avait quelque chose de bien autrement utile que toutes les subtilités de jurisprudence et que tous les ouvrages de philosophie, et que c’était la connaissance de l’homme. Il vit qu’il lui manquait quelque chose… Mais quoi ? C’est ce qu’il ne pouvait démêler ; et il lui était arrivé ce qui arrive si fréquemment : ni le paysan n’avait compris son seigneur, ni le seigneur son paysan ; le malentendu alla croissant chaque jour et devint définitif entre le maître du domaine et ses cultivateurs, si bien qu’à la fin le zèle du propriétaire agriculteur se sentit glacé.

D’abord il se mit à venir visiter les travaux, sans intention de rien regarder, et il lui importait peu que les faux fissent en mesure et régulièrement leur office ; que les tas se formassent pour la nuit, fussent éparpillés sous un beau soleil le matin, séchés, et enfin élevés en grandes et belles meules. Les travaux champêtres avaient-ils lieu