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Qu’y avait-il à répondre à des faits ? « Mais à quoi attribuer de si pauvres récoltes ? demandait le seigneur. — Dieu sait ; peut-être le charançon, peut-être des vers ont piqué la racine en dessous ; puis, tu vois, maître, quel endroit, et il n’y a pas eu de pluies du tout. »

Mais le seigneur désappointé voyait bien que, chez le paysan, le ver n’avait pas piqué en dessous, et les pluies qui étaient tombées par averses, capricieuses, il est vrai, avaient singulièrement favorisé le paysan, sans daigner accorder au moins un petit rafraîchissement aux emblavures seigneuriales.

Il lui était plus difficile encore de s’entendre avec les femmes qu’avec les hommes ; elles ne cessaient de solliciter des exemptions de corvée, alléguant des infirmités et une faiblesse de santé capable d’apitoyer les cœurs les plus endurcis. Et, chose lamentable ! le seigneur abolit toutes les redevances en toile, en pommes, en champignons, en noix et noisettes, et diminua de moitié les autres travaux jadis non moins rigoureusement exigés. Il pensait que les femmes sous son obéissance, plus heureuses que partout ailleurs, allaient mettre leur loisir à profit pour leur ménage ; que les maris et les enfants seraient mieux couverts, mieux nourris ; que l’usage des petits potagers allait se répandre de clos en clos… Il ne fut rien de tout cela : l’oisiveté, les caquets, les querelles et les batteries entre les personnes du beau sexe en vinrent à ce point, que les maris, après des mois entiers de chagrins, de vaines paroles et de vaines colères, accoururent chez lui, et dirent à l’envi l’un de l’autre : « Bârine, délivre-moi de ma femme ; elle est devenue pour moi pire qu’un diable d’enfer ; et il n’y a plus moyen de vivre avec elle. » Il voulut, prenant Dieu à témoin de sa bonne intention, recourir aux mesures coercitives ; mais le moyen, s’il vous plaît, d’agir de la sorte ? Chaque délinquante devint une si piteuse femme, elle poussait des cris si déchirants, elle était si débile, elle s’était entortillée d’une si énorme quantité d’horribles guenilles souillées et fétides ! « Dieu sait ce que c’est que cette femme…