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lui-là, disaient les paysans, il a bon pied et bon œil ! » Et ceux même qui avaient pris des habitudes d’extrême paresse se grattèrent la nuque et durent bien retrouver des jambes, des bras et des forces.

Mais il y avait trop d’agitation dans cette activité pour qu’elle pût être de durée. Le paysan n’est jamais si obtus qu’il en a l’air ; les serfs d’André Ivanovitch eurent bien vite deviné que ce zèle était tant soit peu factice et fébrile ; ils se dirent qu’il voulait embrasser trop de choses à la fois sans paraître soupçonner comment il fallait s’y prendre pour en mener au moins quelques-unes à bonne fin ; ils notèrent qu’il ne parlait pas la langue qui va droit à l’intelligence du travailleur, celle dont chaque mot entre dans l’esprit comme la hache dans le bois blanc et y creuse sa mortaise. Il en résulta, non pas précisément que le seigneur et le serf ne se comprirent plus, mais que, tout en se rapprochant pour qu’il y eût harmonie, ils entonnèrent constamment chaque air en deux modes différents.

Téntëtnikof dut bien s’apercevoir que, sur les terres qu’il s’était réservées comme étant de qualité supérieure, il n’y avait jamais un rendement relatif comparable à celui des terres médiocres assignées aux paysans. On y faisait les semailles plus tôt, l’herbe pointait plus tard, et il semblait que les travaux avaient été faits avec zèle. Lui-même y avait assisté bien souvent, et avait fait distribuer devant lui aux travailleurs un setier d’eau-de-vie en reconnaissance de tant d’ardeur montrée à la besogne. Depuis longtemps déjà, sur le terrain des paysans, le seigle épiait, l’avoine s’égrenait et le millet se nouait, et dans ses vastes champs, à peine le blé faisait tige, à peine la base de l’épi était nouée. Bref, le seigneur s’aperçut que ses vassaux le trompaient, malgré toutes les immunités qu’il leur avait accordées. Il essaya des représentations et des reproches ; on lui répondit : « Comment oserions-nous, maître, négliger les terres de notre bon seigneur ? Votre Grâce a été elle-même présente quand nous avons labouré, quand nous avons semé, à telle enseigne qu’elle nous a témoigné son contentement et nous a gratifiés chacun d’un setier d’eau-de-vie. »