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tomber le ventre ? — Va-t’en, sempiternelle, hé, va-t’en, crièrent aussitôt avec une touchante unanimité les barbes en bêche, en coin et en soc. Voyez un peu l’effronterie de cette vieille écorce vermoulue ! » Une voix lâcha là-dessus un bon mot dont le paysan russe seul au monde est capable de ne pas rire. Le jeune seigneur ne put y tenir et il rit en vérité de grand cœur, ce qui n’empêchait pas qu’il ne fût très-ému au fond de l’âme. « Que d’amour ! et pourquoi, et pour qui ? pour un homme qui ne les a jamais vus et ne s’est jamais occupé d’eux, » pensa-t-il ; et il prit en lui-même l’engagement de partager leurs travaux et leurs peines, de tout faire pour leur venir en aide, pour les rendre ce qu’ils doivent être. C’est le soin que mérite de la part d’un bon et honnête seigneur, l’excellente nature que recèlent ces cœurs simples ; il doit les affectionner, afin que leur amour envers lui ne soit pas prodigué sans réciprocité, et que lui-même soit en effet leur père et leur kormiletz.

Téntëtnikof prit réellement au sérieux ses devoirs de propriétaire et de seigneur. Il eut dès le premier jour cent preuves que son régisseur n’était qu’un niais, un misérable très-exact à tenir le compte des poules et de leurs œufs, et celui des pièces de toile et des écheveaux de fil apportés par les femmes, mais parfaitement ignorant sur tout ce qui tenait aux moissons et aux semailles ; ajoutons qu’il avait une idée fixe : il soupçonnait les paysans de conspirer sa mort. Il congédia ce triste bailli et mit à sa place un homme actif et déluré. Pouvant se reposer sur lui du soin des choses secondaires, il se réserva les choses essentielles ; il diminua le nombre des jours de corvée, pour que le paysan pût s’occuper beaucoup plus qu’auparavant de lui-même, et aspirer à une certaine aisance. Il se fit mettre au courant de tout ce qui les intéressait ; il se mit de sa personne à fréquenter le champ, le bois et la prairie ; il visita les granges, les hangars, les étables, les moulins ; il alla au port voir aborder et dériver, charger et décharger les barques et les grands bateaux à fond plat ; il présida à la formation des radeaux de bois à bâtir. « Oh ! ce-