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sant en foule, éclatèrent enfin sous la forme de ces mots qu’il vociféra sans en avoir même la conscience : « Eh bien, n’ai-je pas été jusqu’à ce jour un grand fou ? le sort m’avait fait libre dispensateur d’un véritable Éden, et je suis allé m’acoquiner parmi de misérables gratte-papiers, et cela après avoir beaucoup appris, après avoir fait très-ample provision de lumières, de raison et de sagesse, après m’être bien pourvu de tout ce qu’il faut pour jeter en abondance les semences du bien parmi mes semblables, pour améliorer tout un grand domaine, pour remplir les nombreux devoirs d’un bon maître, digne de figurer comme juge, comme instituteur et conservateur de l’ordre et du bien-être… et j’ai pu confier de si graves fonctions à un rustre, à un demi-sauvage, sous le nom de régisseur ! » Et André Ivanovitch Téntëtnikof termina en se prodiguant de nouveau la qualification de triple imbécile.

Cependant un autre spectacle l’attendait dans le village. Les paysans et les paysannes, instruits de l’arrivée de leur seigneur, s’étaient assemblés dans sa cour. Les soroques, les kitchques, les pavoïniks, les zapounes[1], les barbes de toutes les formes, de soc, de bêche, de coin ; de toutes les couleurs : rousses, blondes, cendrées et blanches comme des fils d’argent, étaient accourus en foule. Les hommes, prenant leur creux, hurlaient : « Kormiletz[2], nous te voyons à la fin ! » Les femmes criaient avec la cantilène qui leur est particulière : « Ah ! toi, notre petit cœur, notre or, notre cher trésor ! » Ceux et celles qui se tenaient plus loin se bousculaient pour le plaisir de se bousculer.

Une vieille femme, ridée comme une poire séchée au four, se glissa ainsi qu’une anguille entre les jambes de la multitude, surgit comme sortant de terre tout près d’André Ivanovitch, battit d’une main dans l’autre à la hauteur de son oreille gauche, et s’écria : « Oh ! que tu es chétif ! est-ce que l’allemandaille t’a ficelé là-bas à te faire

  1. Divers ornements de tête des femmes russes.
  2. Kormiletz, celui de qui on reçoit la nourriture, à qui on doit sa subsistance.