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d’exploiter tant soit peu son cher neveu, mais le neveu n’avait pas tardé à deviner l’Excellence, à pénétrer les vues de son vénérable oncle.

Parmi les amis d’André Ivanovitch, qui en comptait un assez bon nombre, il s’en trouva deux qui étaient ce qu’on appelle des mécontents. Ils avaient de ces caractères étrangement moroses, qui ne peuvent supporter sans agitation non-seulement l’injustice, mais même rien de ce qui, à leurs yeux seuls, semble être une injustice ou un passe-droit. Honnêtes en fait de principes, mais infidèles eux-mêmes à ces principes dans leurs actes, exigeant une grande tolérance pour leurs personnes, et en même temps remplis d’intolérance pour autrui, ils eurent sur lui une grande influence, et par la chaleur de leur langage coloré et par une sorte de noble indignation contre la société. Après avoir agacé ses nerfs, remué sa bile et jeté en lui des germes d’irritation, ils lui firent prendre l’habitude de remarquer une foule de manigances dont jusqu’alors il ne s’était pas aperçu.

L’un de ces deux amis, Fédor Fédorovitch Lénitsyne, chef de l’une des sections qui avaient leurs bureaux répartis dans une suite de salons, commença à lui déplaire ; il lui trouva des défauts sans nombre ; il lui sembla que Lénitsyne était tout sucre devant les supérieurs, et tout vinaigre dès qu’un inférieur avait à l’approcher ; qu’à l’exemple de tous les faux grands remplis de petitesse, il prenait en grippe ceux qui, aux fêtes solennelles, ne se présentaient pas à sa porte pour le féliciter ; il tenait acte des noms qui manquaient sur la feuille déposée ces jours-là dans le vestibule sous l’œil du suisse, et où les subalternes étaient engagés à s’inscrire ; et André Ivanovitch en vint à éprouver, rien qu’à le voir passer ou à entendre sa voix, un frémissement nerveux ; et on ne sait quel mauvais génie le poussait à désobliger, à braver une bonne fois son supérieur. Il en guettait l’occasion ; elle s’offrit, il la saisit avec ardeur et empressement ; il parla à Fédor Fédorovitch en des termes d’une si dure digestion pour l’oreille, que l’autorité prescrivit au délinquant ou de faire des excuses