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qui, au reste, se seraient certainement arrêtés d’eux-mêmes, tant ils étaient exténués.

Ce qui venait de se passer jeta Séliphane dans un grand étonnement. Renversé du siège, il roula sur lui-même avant de reprendre son équilibre ; puis il s’approcha de la britchka, tâchant de la soulever de ses deux bras, en disant à cet équipage innocent et sourd : « Ha, ha, te voilà versé, te voilà versé, fi ! » Tchitchikof, en s’agitant dans la boue pour tâcher de sortir sinon de la britchka, au moins d’une position qui lui tordait les membres, dit sans trop de colère à Séliphane :

« Tu es ivre comme un bottier, misérable.

— Eh ! non, monsieur ; ivre ! certainement non ; je sais trop bien qu’il est mal, qu’il est très mal d’être ivre. J’ai causé avec un ami, j’ai causé parce qu’on peut causer, sans qu’il y ait de mal à cela, avec un brave et honnête homme ; oui, nous avons mangé un morceau ensemble, c’est vrai… Eh bien, quoi, il n’y a pas d’affront ; avec un honnête homme, n’est-ce pas, on peut bien manger un morceau ?

— Et que t’ai-je dit la dernière fois que tu as été ivre, hein ? Tu as oublié : ce n’est pourtant pas si vieux.

— Comment, monsieur, comment l’aurais-je oublié ? Ce serait mal que je l’eusse oublié ; je sais ce que je suis et ce que vous êtes ; je sais que ce n’est pas bien d’être ivre ; vous n’aimez pas cela. Moi, j’ai causé, voyez-vous, avec un honnête homme ; causé, oui, parce que, voyez-vous, avec un honnête homme… causé, oui, parce que, après tout…

— Tais-toi. Je te fouetterai tant et si bien que tu finiras par comprendre comment il faut parler aux honnêtes gens.

— C’est comme il plaira à Votre Grâce, répondit Séliphane, aussi incapable de contredire que de garder le silence ; si l’on fouette, il faut fouetter bien : c’est juste. Et pourquoi ne pas fouetter quand c’est juste ? C’est affaire au maître de fouetter et de faire fouetter, selon son plaisir. Il faut bien fouetter le vilain, si le vilain est gâté ; je fouette bien le tigré, moi, et je fouetterais ferme même le Président, s’il me faisait des traits. Il faut tenir la main à l’ordre, ou ce n’est plus de l’ordre. Dès que c’est juste, il le faut.