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dont il passa les manches, puis il assujettit les rênes dans sa main et hua énergiquement son attelage en troïge, qui à peine parvenait à mouvoir les pieds, parce qu’il remarquait un affaiblissement de parole dans la gorge de l’orateur.

Mais Séliphane ne put se souvenir s’ils avaient passé positivement deux ou bien trois chemins de traverse ; cependant, après quelques minutes de recueillement, il se représenta quelque peu l’espace parcouru et se souvint d’avoir trop réellement passé un grand nombre de chemins de traverse, tandis qu’il haranguait ses bêtes.

Le Russe, dans les minutes décisives, ne prête aucune attention à ce qu’il fait ; Séliphane, qui ne faisait point exception, se jeta sans délibérer dans le premier chemin de traverse qui se présenta à droite, et cria : « Ohé ! vous, les amis respectables, détalez… » Et il alla au grand trot, s’inquiétant fort peu de ce qui se trouverait au bout du chemin qu’il venait de prendre.

Cependant il semblait que tout le ciel eût bien résolu de se fondre en eau ce soir-là. L’épaisse poussière des routes s’était promptement détrempée, et les pauvres chevaux avaient de minute en minute plus de peine à tirer la britchka. Tchitchikof commençait à en concevoir une assez vive inquiétude ; il se mit à regarder à droite, à gauche, en avant, tâchant d’apercevoir les villages de Sabakévitch ; mais tout l’horizon s’étendait à deux pas au plus, et jamais trique poussée la première dans un four refroidi ne vit obscurité plus épaisse.

« Séliphane ! dit-il à son cocher en avançant la tête et la poitrine hors de la britchka.

— Quoi, monsieur ? répondit Séliphane.

— Regarde bien, tu dois apercevoir quelque part un village.

— Non, monsieur, non, nulle part. »

Puis Séliphane, en promenant au hasard le nœud de son fouet sur ses bêtes, entonna une chanson, puis une autre qui, sans transition, se fondit en une troisième, d’où en une quatrième où il y eut comme un léger retour à la