Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/70

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Eh bien, vous allez me dire votre avis sur la femme du maître de police, ajouta Mme Manîlof ; n’est-il pas vrai que c’est une très-aimable femme ?

— Oh ! c’est une des plus excellentes femmes que j’aie connues, une femme essentielle, » dit Tchitchikof.

On ne manqua pas, après cela, de passer en revue le président, le procureur et le directeur de la poste, de sorte qu’il ne fut pas oublié un seul des fonctionnaires un peu marquants de la ville : et notez, je vous prie, que tous se trouvèrent les plus honnêtes gens du monde.

« Est-ce que vous habitez la campagne à poste fixe ? dit Tchitchikof aux deux époux.

— Oui, la plupart du temps, répandit Manîlof ; quelquefois nous allons passer une, deux, trois semaines à la ville, uniquement pour voir des gens comme il faut ; c’est indispensable : on deviendrait sauvages, à vivre constamment confinés dans une campagne.

— C’est très-vrai, dit Tchitchikof.

— Eh mais ! oui, reprit Manîlof : ce serait tout autre chose si l’on était bien avoisiné ; si, par exemple, on possédait à quelques kilomètres de chez soi… si, par exemple, un homme demeurait là tout près, avec qui on pût, en quelque sorte, parler de choses agréables, du vrai bon ton, du bon goût et des manières du monde, et suivre ici l’étude de quelque bonne petite science, n’est-ce pas ?… de ces choses, hein ! qui dégourdissent l’âme, vous savez ! ces choses qui font pousser des ailes… pour s’envoler… »

Manîlof avait certainement ici à rendre l’idée de choses pour lesquelles il n’y a pas de mots. S’étant aperçu que la langue se refusait à le suivre dans ces hauteurs, il exprima, d’un geste élevé, le fait poétique de son exaltation, et reprit terre en disant : « Alors, ah ! alors, sans doute, la campagne et la solitude auraient bien de l’agrément. Dans nos environs il n’y a personne, absolument personne… Tout ce qu’on peut faire, c’est de feuilleter, de loin en loin, quelque numéro du Fils de la patrie[1]. »

  1. Le Fils de la Patrie était alors rédigé par MM. Gretch et Boulga-