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vin ? Pourquoi toute la valetaille des cours dort-elle librement douze heures du jour et ne fait-elle que des sottises pendant les douze autres ? Ce qui répond à toutes ces questions, c’est que Mme Manîlof est une personne bien élevée. Et la bonne éducation est donnée, comme on sait, dans des pensionnats. Et dans les pensionnats, comme on sait, il est enseigné qu’il y a trois choses qui constituent la base des vertus humaines. Le français, indispensable au bonheur de la vie de famille ; le piano, pour charmer les moments de loisir du mari ; et enfin, la partie du ménage proprement dit, qui consiste à tricoter des bourses et à préparer de jolies petites surprises. Pourtant il y a des raffinements, des perfectionnements dans les méthodes, surtout dans ces derniers temps ; tout ceci dépend de l’esprit et des moyens de la maîtresse de pension. Il est d’autres pensions où c’est la musique qui est en avant, puis le français et enfin la partie du ménage. Et quelquefois il arrive que, dans le programme, la première chose est la science du ménage, ou les ouvrages de mains pour surprises, puis le français et enfin la musique. Il y a méthodes et méthodes, programmes et programmes. Il faut encore remarquer, quant à Mme Manîlof… Mais j’en conviendrai, j’ai une peur effroyable de parler des dames, et il est temps de retourner à nos amis, qui se tenaient depuis quelques minutes près de la porte du salon, combattant de courtoisie à qui n’entrerait pas le premier.

« De grâce, ne faites donc pas de façons avec moi ; je passerai après vous, disait Tchitchikof.

— Non, pardon, je ne me permettrai point de prendre le pas, moi campagnard, sur une visite si… aimable, si parfaitement civilisée.

— Civilisée !… Vous voulez rire… Allons, de grâce, passez.

— Eh bien donc, veuillez entrer, je vous prie.

— Et ça pourquoi ?

— Je sais ce que je dois… » repartit Manîlof d’un air tout à fait gracieux.

Les deux amis finirent par franchir le seuil du salon