Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/61

Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Quant à Zamanilovka, il n’y en a pas trace dans le pays. On nomme l’endroit ainsi, c’est-à-dire, son nom est Manîlovka ; mais Zamanilovka, non, il n’y en a pas du tout. Va tout droit, tu verras sur la montagne une maison de pierre, et à deux étages, la maison du maître, c’est-à-dire, dans laquelle est le seigneur. Tu seras devant Manîlovka, mais sois sûr que, pour Zamanilovka, il n’y en a pas du tout de ce nom, et il n’y en a jamais eu. »

Notre britchka se lança à la quête de Manîlovka. Ils firent d’un trait deux kilomètres ; ayant alors remarqué un petit chemin à ornières, ils le prirent : puis ils le longèrent bien l’espace de trois ou quatre kilomètres, mais toujours sans apercevoir la moindre apparence de maison en pierre. Tchitchikof, à cette occasion, se souvint que quand en Russie un ami, un campagnard vous prie de venir le voir chez lui à quinze verstes, il faut au moins doubler ce nombre pour se faire une idée approximative de la vraie distance. La terre de Manîlovka n’avait rien dans son site qui pût intéresser. La maison seigneuriale était perchée sans encadrement, seule, sur un monticule ou plutôt sur un simple tertre, exposée à tous les souffles de la rose des vents ; le versant qu’elle dominait était comme une sorte d’ample boulingrin frais fauché ; le maître y avait fait planter deux ou trois clumbs à l’anglaise, composés de lilas, de seringats, et d’acacias à fleurs jaunes. Quelques bouleaux atrophiés formant un massif assez laid élevaient, à dix pieds au-dessus du sol, leurs cimes incapables de donner de l’ombrage, ce qui ne l’avait pas empêché de se construire, sous deux de ces arbres vieillots et poitrinaires, une tonnelle à toit plat : elle consistait en six supports revêtus de lattes croisées, peintes en vert et avec cette inscription au-dessus de l’entrée formée par deux colonnettes : « Temple de la méditation solitaire. » À vingt pas de ce temple soi-disant, était une mare, supposons un étang, couverte de végétations épaisses, qui jouaient le tapis de billard, et telles enfin qu’on en voit d’ordinaire dans les jardins anglais de presque tous nos campagnards russes.

Au pied du versant et en partie sur le versant même,