Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/41

Cette page a été validée par deux contributeurs.

très-sombre, un vrai chenil, en y apportant un gros manteau de drap de Frise, et en même temps une sorte d’odeur qui lui était toute particulière, odeur qui s’était communiquée à un sac de différentes nippes à son usage ; il affermit contre le mur un lit fort étroit auquel il manquait un pied qu’il suppléa par une bûche ; il couvrit ce bois de lit d’une façon de matelas aplati, mince comme un beignet et non moins gras qu’un beignet fait de la veille, que l’aubergiste voulut bien laisser à sa disposition.

Pendant que les domestiques de l’inconnu faisaient leurs arrangements, leur maître passa dans la salle commune. Ce que c’est que les salles communes dans nos auberges, tout voyageur le sait à fond en une fois ; ce sont partout les mêmes parois peintes à l’huile, noircies en haut par la fumée, salies en bas par la chevelure des pratiques, encrassées immédiatement au-dessous par le dos de tous les voyageurs, et surtout par les bons gros marchands de la province ; car ceux-ci, les jours de foire et de marché, viennent là prendre leur portion de thé, dont ils se font sept ou huit verres, jusqu’à ce qu’il ne sorte plus de la théière que l’eau bouillante à l’état naturel, qu’ils y versent, à mesure, d’une autre théière plus grande. C’est partout le même plafond enfumé et le même lustre poudreux à carcasse de cuivre et pendeloques de verre innombrables, qui ressautent et cliquettent chaque fois que le garçon d’auberge court sur une vieille pièce de toile cirée, en balançant hardiment, à hauteur d’épaules, un plateau portant un régiment de tasses qu’on prendrait pour une volée d’oiseaux assemblés sur une planche bercée par la houle du rivage ; partout les mêmes tableaux appendus aux murs, peintures à l’huile la plupart, s’il vous plaît, et impayables… et ce qu’on voit enfin en toute auberge ; seulement ici il y avait à remarquer une nymphe gratifiée d’une poitrine si haute, que personne, je crois, n’aura jamais vu dans la nature un pareil luxe de carnation. Je me trompe : on peut, il est vrai, citer quelques exemples analogues dans certains tableaux d’histoire ou de mythologie, qui ont été, on ne sait quand, ni où, ni par qui, importés en Russie, à moins que ce ne soit par