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nulle part ; c’est mal de négliger le monde ; je sais bien que tu lis, tu griffonnes ; tu t’adonnes à des travaux scientifiques (d’où Nozdref concluait que notre héros fit de grandes lectures et de profondes études scientifiques, nous avouons notre ignorance là-dessus, et Tchitchikof l’ignorait comme nous). Ah ! frère Tchitchikof, si tu avais seulement entrevu… Voilà, voilà une proie pour ton humeur satirique ! (que Tchitchikof fût enclin à la satire, c’est encore ce que nous n’avions pas soupçonné). Imagine-toi, frère, qu’on a joué à la gorka chez le marchand Likhatchef… Voilà où il y a eu de quoi rire. Et tiens, Pérépendief, qui était à côté de moi, me disait en éclatant : « Ohi ! ohi ! si Tchitchikof était ici… Ah ! que je voudrais l’entendre… (disons que Tchitchikof n’avait de sa vie connu aucun Pérépendief). À présent, frère, c’est passé ; avoue que tu as salement agi envers moi, il te souvient… quand nous avons joué aux dames… hein ! j’avais partie gagnée… tu t’es conduit en vrai filou… mais, moi, je suis bâti comme cela… pas de rancune, pas si bête que de garder du fiel ; et au contraire, tiens, il y a deux ou trois jours, le président insinuait… Ha ! dis donc, il faut que tu saches qu’ils sont tous contre toi dans la ville ; ils croient que… attends donc, ils disent… ah ! diantre !… Oui, c’est ça, j’y suis, ils savent que tu fais de faux assignats… Ils m’ont pressé de questions, je te laisse à penser ; mais je t’ai défendu ; j’ai dit, ne va pas me contredire, j’ai dit que j’avais connu ton père, et que nous avions été camarades d’école inséparables, et qu’on me hacherait… Oh ! je leur ai fondu de telles balles…

— Lequel a dit que je fabrique des assignats ? s’écria Tchitchikof en sautant de sa chaise.

— Tous. Eh ! mais, cher, pourquoi diantre, aussi, les as-tu tant effrayés ? La peur les assotit ; ils ont fait de toi un brigand et un espion du gouvernement. Le procureur en est mort comme foudroyé, et c’est demain qu’on l’enterre. Iras-tu ? non, tu as raison, c’est embêtant ; mais le repas sera copieux. À vrai dire, ils sont tous dans leurs petits souliers, tant c’est effrayant ce nouveau général gouver-