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par l’humanité, lorsque pourtant elle cherchait de bonne foi la vérité, et quand, pour y arriver, il s’ouvrait devant elle une route large et plane comme les avenues qui mènent aux châteaux et aux villas des souverains ! Cette route est plus majestueuse et plus large qu’aucune autre ; elle est éclairée le jour par le soleil, la nuit par des feux innombrables. Mais suivre cette route ouverte à tous, non ; voyez, les seuls chercheurs bien doués pour reconnaître et faire reconnaître la vérité se sont tous jetés dans l’ombre épaisse des fourrés. Inspirés pourtant d’abord et mus par une pensée du ciel, ne trouvent-ils pas le moyen de s’égarer, se jetant en plein jour dans des chemins de traverse où ils semblent prendre plaisir à voir s’épaissir le brouillard à leurs propres yeux et ceux des autres ? puis, entraînés bientôt par les lueurs phosphorescentes des marécages, ils se sentent descendre dans des abîmes de vases, en se demandant à la fin les uns aux autres, mais souvent trop tard, par où sortir de ces fondrières, par où regagner le chemin. La génération actuelle voit ce triste spectacle, elle s’étonne de tant d’aveuglement, elle raille cette inintelligence de ses pères, sans voir que c’est là justement une chronique tracée en feux du ciel, et dont chaque lettre lui crie que de partout un doigt vengeur est étendu sur elle, sur elle, la génération présente… Mais elle continue de railler et de se complaire en elle-même et en sa fausse sagesse, qui la jette dans des égarements non moins dangereux, non moins insensés, qui à leur tour seront raillés et persiflés par les générations suivantes.

Tchitchikof ne savait rien de tout ce qui se disait et se faisait dans la ville ; il souffrait d’une fluxion accompagnée d’une légère inflammation de la gorge, présents dont le climat de la plupart de nos provinces est fâcheusement libéral. Ayant fort à cœur de ne pas voir trancher en lui une vie sans descendance mâle ni femelle, il avait résolu de garder la chambre trois ou quatre jours. Il s’était appliqué sur la joue un bon cataplasme de sauge imprégné de camphre, et se gargarisait avec une décoction de figues au lait bouilli ; et pour employer son loisir, il se