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« Exaspéré par ces émotions : « Bah ! bah ! dit-il, je vais de ce pas à la commission, j’assemble tous les chefs, et ma foi ils en entendront de rudes ! » Et il arrive en effet à la commission, monté si jamais homme le fut.

« Comment, capitaine, lui dit-on, c’est encore vous ? on vous a dit l’autre jour…

— Ah bien oui ! répond-il, vous devriez un peu comprendre que je ne veux pas être à tire-sou, moi ; j’ai besoin de manger une bonne côtelette, de boire du vin de France, d’aller chercher quelque distraction au théâtre, que diantre !

— Vous demandez beaucoup, dit le chef. Mais enfin, permettez, il faut un peu de patience ; en attendant, on vous donne ici les moyens de vous nourrir convenablement jusqu’à la résolution définitive qui vous procurera, je l’espère, une retraite propre à vous dédommager de ce que vous avez souffert pour le pays. Il n’y a pas d’exemple, en Russie, qu’un serviteur du tsar soit jamais demeuré sans assistance. Mais si tout de suite, tout de suite, vous voulez vous mettre à manger des côtelettes et à fréquenter les théâtres, eh bien, pardon, mais il faut que vous trouviez par vous-même des moyens supplémentaires, car ici… »

« Pendant que Son Excellence parlait ainsi, notre Kopeïkine pensa suffoquer de colère ; toutes ces sages paroles ne laissaient pas plus de traces dans son esprit que des petits pois verts jetés contre un mur. Il se mit à crier, gronder et déblatérer ; personne n’échappa à son regard, à son geste ni à sa voix ; commis, secrétaires, chefs de bureau, de section, de division, tous furent apostrophés, et comment ! Un employé qui passait à bon droit pour impassible, parut le dernier ; il attrapa la meilleure part de l’avalanche. Il y eut alors dans la salle comme un commencement d’émeute contre cet enragé ; mais, à la fin, le chef, voyant qu’il fallait nécessairement recourir aux voies de rigueur, fit faire silence et dit :

« Très-bien, monsieur ! puisque vous ne voulez pas vous contenter de ce qui vous est donné et attendre patiemment à Pétersbourg qu’on ait pourvu à votre avenir, je vais vous