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à entreprendre tout au monde ; et, selon le vent qui souffle, on nous verra ardents à fonder des sociétés de philanthropie, de charité, d’utilité d’encouragement, et cent autres dont le but sera magnifique de prospectus. Mais des conseils et des comités, il ne sortira rien, rien qui rende viable la société dont il s’agit. C’est peut-être que d’instinct nous nous donnons tout de suite pleine satisfaction, et que nous jugeons que c’est tout, ou du moins bien assez pour nous personnellement de ce côté-là. Par exemple, avons-nous organisé, au moyen de fortes cotisations, une association de secours à porter aux pauvres, aussitôt, pour célébrer cette louable entreprise, nous donnons un banquet à… tous les… premiers personnages de la ville : il y passe la moitié de la somme recueillie. Au moyen de ce qui reste nous louons pour le conseil de l’association un admirable local que nous pourvoyons d’un mobilier convenable, de bois à brûler, de domestiques : quelques mois s’écoulent… il reste pour les pauvres juste quatre roubles et quatre-vingt-onze kopecks, et, quant à la distribution de ce capital disponible, pas un membre qui n’ait à recommander chaudement sa commère.

Mais enfin la réunion dont il est ici question était d’un autre genre ; elle était motivée en quelque sorte par la nécessité des conjonctures, il n’y devait être parlé ni des pauvres ni de rien d’étranger à l’intérêt pressant du jour même, intérêt direct et personnel à chacun des membres du cénacle. L’imminence du malheur, étant commune à tous, demandait peut-être plus d’accord et d’unanimité que nulle autre part. Eh bien, ce fut le contraire qui arriva. Outre les tiraillements de l’esprit de contradiction que le démon ne manque pas de souffler sur toute assemblée délibérante, il se manifesta dans celle-ci une absence d’opinion arrêtée et de résolution vraiment déplorable. L’un disait que Tchitchikof était un faussaire, un faiseur de faux-assignats, un faux-monnayeur… puis il ajoutait : « Et peut-être bien qu’il est tout à fait étranger à ce crime. » Un autre disait d’abord d’un ton affirmatif : « Eh ! messieurs, est-il si difficile de voir que c’est un agent de la chan-