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uns les autres, eurent lieu de se faire mutuellement remarquer combien ils avaient maigri par suite de toutes ces alertes. La nomination d’un nouveau gouverneur général, ces papiers alarmants qu’on venait de recevoir, et les mille bruits qui se colportaient en grossissant dans la ville et le district, tout cela creusait profondément les plis de leurs visages, et leurs habits flottaient sur eux, devenus subitement trop larges d’un bon quart. Le président avait maigri, le chef de la faculté, maigri, le procureur, maigri ; tous, jusqu’à un certain Sémène Ivanovitch, employé galantin que jamais on n’entendit nommer de son nom de famille ; il portait, depuis aussi longtemps qu’on le connaissait, à l’index de la main droite, une bague qu’il montrait aux dames sans jamais la retirer de sa main, et qui, cette fois, ne lui tenait plus à aucun doigt. Sans doute il se rencontra dans la ville de N., comme il arrive partout en de telles conjectures, quelques individus qui gardèrent seuls toute leur présence d’esprit ; mais il y eut très-peu de ces braves, et encore faut-il dire que, dans ce très-petit nombre, il n’y eut que le seul maître de poste qui ne changea ni de mine ni d’humeur. Il avait coutume de dire en pareil cas : « Oh ! nous savons ce qu’il en est de vous autres, messieurs les gouverneurs généraux ! on vous culbute successivement deux, trois, en un quart de siècle… et voyez, moi, il y a trente ans que j’occupe ici la même place. »

C’est à quoi, il est vrai, ses auditeurs lui répondaient ordinairement :

« Oui, quant à toi, frère Sprenkhenzideitch Goustaf Andréïtch, diriger un bureau de poste, recevoir et expédier des lettres et des paquets ; pour toute malice, frère, avancer la pendule d’une heure, faire mine de fermer papiers, tiroirs et guichets, et faire payer ta prétendue complaisance

    ment cet état de choses qu’on a l’intention et l’espoir de changer aujourd’hui : le triste et honteux euphémisme de la bassesse va bientôt disparaître avec la cause de l’abaissement inouï des masses, et les vieilles furies, s’il en reste encore, seront, il faut l’espérer, appelées furies et non plus euménides.