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et mis à exécution ce meurtre, s’ils y ont trempé d’une façon quelconque, si enfin ils se sont fait justice à eux-mêmes. On avait trouvé la police étendue en travers des ornières ; sa capote d’ordonnance était sur elle, mais en lambeaux ; la figure de la victime était entièrement méconnaissable.

Là aussi il y eut enquête ; l’instruction traîna assez longtemps, parce que les choses paraissaient bien peu claires ; l’affaire, portée à la fin au tribunal, fut jugée à huis clos et séance tenante ; on y prit en considération que les paysans étaient nombreux, bien d’accord et tous très-vivants. Drobajkine était mort, et par conséquent se trouvait désintéressé ; les deux villages avaient grandement intérêt à n’être pas inquiétés davantage pour cet accident : il fut déclaré à l’unanimité qu’il n’y avait lieu à suivre, l’assesseur Drobajkine, convaincu d’avoir exercé mainte et mainte fois des vexations très-blâmables envers les habitants de ces villages, étant mort tout à coup dans son traîneau d’un coup d’apoplexie, et dans un désordre qui prouvait des habitudes peu convenables à un magistrat.

Ces deux affaires, quoique récentes, étaient dûment terminées. Les fonctionnaires publics de la ville de N., on ne sait vraiment pourquoi, s’imaginèrent presque tous que les Âmes mortes, ce devaient être les gens assommés dans ces deux circonstances. Et, comme par un fait exprès, quand toutes les notabilités étaient dans cette pénible situation, M. le gouverneur reçut en même temps deux dépêches ; dans l’une il était dit : « D’après divers indices et rapports officiels, il existe dans le gouvernement un faux-monnayeur qui fabrique et répand des assignats habilement imités, qui change de noms, d’habitudes, de costumes et de localités » ; suivait l’ordre du procéder aux plus actives recherches de ce faussaire et de ses complices s’il en avait. L’autre papier émanait du cabinet du chef d’un gouvernement voisin ; c’était un rapport relatif à l’évasion d’un malfaiteur qui avait disparu depuis plusieurs semaines, et dont on ne retrouvait plus nulle trace ; à la fin de cette communication qui ne donnait aucun signalement du fugitif, il était dit que, si l’on