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plus d’un sur la conscience, oui, mais pas moi, pas moi, notez bien cela.

— Qu’est-ce qui vous fâche donc tant ? Il y avait une foule de dames ; il y en a eu qui, à l’envi les unes des autres, se sont précipitées sur une ou deux chaises vacantes tout contre une porte, pour être plus près de lui. »

Après ces dernières paroles de Charmante, il semblait qu’il dût éclater une vraie tempête. Il n’en fut rien, et voici pourquoi : Charmante se souvint qu’elle ne tenait pas encore le patron de la robe à la mode, et Gentille, qu’elle n’avait jusque-là obtenu aucuns détails sur la découverte du projet d’enlèvement. Elles réfléchirent, et aussitôt la paix se rétablit. Ces deux dames, au fond, n’étaient ni d’un naturel méchant ni même d’un caractère d’esprit fort explosif : seulement il leur prenait parfois, en conversant, des chaleurs soudaines qui les portaient à se piquer, à se décocher l’une à l’autre un trait, un mot vif : « Empoche-moi ceci, attrape cela en passant, avale, avale, ma très-chère. Cela fait bien plaisir. » Il y a tant de besoins dans les cœurs des femmes… et aussi des hommes !

« Une chose que je ne puis comprendre, dit Gentille d’un ton calme, c’est que Tchitchikof, qui n’est ici qu’un simple voyageur en passage, ait pu se résoudre à tenter un coup de main si hardi, et cela à lui tout seul.

— Est-ce que vous penseriez qu’il n’a pas de compères ?

— Et qui supposeriez-vous donc qui fût capable de l’aider ?

— Dieu sait ! Nozdref lui-même, peut-être.

— Comment Nozdref ?

— Pourquoi pas ? cela lui va ; vous savez qu’il a voulu vendre son père, et, ce qui est encore plus joli, le jouer aux cartes.

— Ah ! que d’intéressantes nouvelles vous m’apprenez là ! je n’aurais jamais deviné de moi-même que Nozdref est mêlé dans cette histoire.

— Moi, dès le commencement de la soirée, j’eus tout compris au bout d’un quart d’heure.

— Je vous crois ; mais, quand Tchitchikof est arrivé ici,