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scène de chez la Korobotchka. Celle-ci ne sait maintenant que faire ; elle dit qu’il l’a forcée de signer Dieu sait quel papier, un faux, sans doute, et qu’il lui a jeté quinze roubles cuivre sur la table, et elle se désole, disant : « Je suis une pauvre vieille veuve sans protection, sans expérience ; je ne comprends rien ; peut-être le père Cyrille ?… — Bah ! il comprendra encore moins que nous !… » Enfin la protopopesse peut se vanter de m’avoir joliment remuée avec sa nouvelle d’âmes mortes.

— Fort bien, mais dans tout ceci il ne s’agit pas que de morts vendus et achetés ; c’est une couleur, une écorce ; cela cache quelque autre chose.

— Certainement, certainement ! » dit Gentille de plus en plus ahurie ; et, dans sa brûlante impatience de pénétrer ce qu’il devait y avoir là de mystérieux, elle dit à Charmante qui rêvait en hochant la tête : « Qu’est-ce… que… vous croyez donc… que cela pourrait bien cacher ?

— Mais vous-même, quelle est votre pensée !

— Ma pensée ?… tenez, franchement, je m’y perds.

— Dites toujours, je tiens à voir un peu comment vous envisagez la chose. »

Presser ainsi Gentille, c’était l’embarrasser beaucoup, car tout ce qu’elle savait faire, c’était de s’agiter, de trembler et de s’écrier que c’est une horreur et qu’elle n’y conçoit rien. Quant à ce qui est de conjecturer, ce n’était point son fait, et, plus qu’une autre, en ces graves occasions, elle avait un pressant besoin de l’initiative d’une bonne et sûre amie.

« Eh bien, vous allez savoir ce que signifient ces âmes mortes. » dit avec un grand air de bonté la dame Charmante. Gentille, tout heureuse, se trouva, quoique un peu lourde de sa personne, en suspens, en l’air, ni assise ni levée, tout oreilles et tout yeux, plus légère qu’un brin de duvet que l’absence de tout vent retient flottant et immobile à la fois dans l’espace. « Les âmes mortes…

— Dites, dites… dites donc vite, au nom de Dieu, dites. Les âmes mortes… eh bien ?

— Les âmes mortes, chère amie, sont une fiction qu’em-