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Voilà ce que dit Gentille, d’abord de l’accent d’une véritable angoisse, puis d’une voix suppliante en terminant. Il n’est pas hors de propos de faire observer que, dans l’entretien des deux dames, il se fit un bien étrange amalgame de mots étrangers avec le russe, et le français y entra pour des phrases entières. Quel que soit le profond respect de l’auteur pour les salutaires avantages que procure à la Russie la langue française, quelle que soit sa vénération pour la louable et patriotique habitude de notre haute société de parler français, et exclusivement français à toutes les heures du jour, il demande l’autorisation de ne pas laisser pénétrer dans son poëme national russe les mots étrangers si chers à notre noblesse. Notre poëme est-il bon, ne l’est-il pas, on en jugera ; mais nous tenons tout particulièrement à ce qu’il soit russe.

« Une histoire ! quelle histoire ? Eh bien ! voyons donc votre histoire.

— Ah ! ma chère Anna Grigorievna, vous ne pourrez vous faire une idée de l’état où j’étais il y a deux heures de cela ; figurez-vous que je me lève, on me prépare le thé ; arrive chez moi, devinez… entre chez moi la protopopesse, la protopopesse, la femme du prêtre, oui, oui, du père Cyrille… et qu’en pensez vous ?… notre beau, notre voyageur, cet homme si poli, si délicat, si discret, hein ? Que me direz-vous de lui, voyons ?

— Dites donc vite, vous me faites mourir ; eh bien quoi ? j’y suis, j’y suis, il fait la cour à la protopopesse.

— Qu’il en contât à la protopopesse, ce ne serait rien encore. Écoutez ce qu’elle vient de me raconter : vers minuit était arrivée chez elle Mme Korobotchka, vous savez, qui vit dans ses terres à quarante-cinq ou cinquante verstes d’ici ; cette dame, qui est de sa connaissance, entre tout agitée, presque effarée, pâle comme la mort, et lui raconte, et comment, écoutez bien ! c’est un chapitre de roman, elle raconte que par une nuit très-sombre, à une heure avancée et quand tout dormait chez elle, on frappe à sa porte cochère un coup épouvantable suivi d’autres coups encore plus violents, et une voix crie : « Ou-