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mes… Non, Sophie Ivanovna, je ne veux rien entendre ; cela va aussi trop loin, et vous voulez m’offenser ; mais enfin peut-être que vous en avez assez de ma connaissance, et il vous sera venu l’idée de rompre. »

La pauvre Sophie Ivanovna ne savait plus que faire, voyant très-bien entre quels feux elle était venue elle-même se placer ; la sotte vanité qui l’avait fait parler lui causait en ce moment un dépit vraiment digne de pitié. Heureusement le besoin de babiller un peu saisit Charmante et vint très-utilement au secours de sa nièce Gentille.

« Ah çà, et notre beau ? dit la tante.

— Bon Dieu, et voilà une heure que je suis là assise côte à côte avec vous, et je n’ai pas encore trouvé le moment de vous dire…, j’allais presque oublier… »

Ici Gentille fut à demi suffoquée par les paroles qui, comme dans une volée de tout jeunes aiglons allant prendre leurs ébats, se précipitaient, toutes à la fois également pressées de gagner l’espace. Nous estimons qu’il y eut inhumanité à la maîtresse de la maison à interrompre comme elle le fit à dix reprises son interlocutrice par des objections sans nul à-propos, telles que ceci :

« Dites, dites ; mais je vous en préviens, vous aurez beau me le vanter et le porter dans les nues, votre beau, moi je vous dirai et je lui dirai à lui-même en face qu’il n’est qu’un vaurien, oui, oui, chère, un vaurien, un mauvais sujet fieffé.

— À la bonne heure, mais laissez-moi donc vous raconter…

— On veut qu’il soit beau, beau ? comment l’entendent-elles donc ? il n’est pas du tout beau. Voyez son nez ; à première vue pas mal ; mais un nez de femme, et un nez fort désagréable ; plusieurs m’ont assuré qu’avec ce petit nez-là il éternue parfois à faire éclater les vitres.

— Oui, bon… permettez… mais mon Dieu, chère âme, laissez-moi donc dire… fort bien, fort bien… mais ce que j’ai appris, ce que je viens d’apprendre il y a deux heures, c’est toute une histoire, entendez vous ? c’est ce qu’on appelle une histoire ! Voulez-vous à présent me laisser parler ? »