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sommes venu en grand secret savoir ce qu’il fait, ce qu’il est, quel touloupe il porte, quelle Agraféna Ivanovna est en sa possession, et de quels plats elle le régale. Nommer les dames par le grade civil ou militaire qu’elles tiennent de leur seigneur et maître, ce sera encore, à leur sens, désigner leur famille avec surcroît d’offense. Aujourd’hui toutes les classes civiles et les conditions sociales sont si irritables, que tout ce qui se décrit dans un livre, dans un livre imprimé, est aussitôt pris pour des personnalités ; c’est dans l’air que nous respirons. Vous dites : « Dans une ville il y a un sot. — Ha ! voilà des personnalités ! dira aussitôt un monsieur doué d’une honorable apparence ; est-ce de moi que vous prétendez parler ?… » Et Dieu sait où il s’arrêtera.

On concevra donc que, pour éviter une telle algarade, nous appelions la dame devant la maison de laquelle s’arrêta la calèche, comme on l’appelait unanimement dans toute la ville de N***, c’est-à-dire Charmante. C’était son renom, et elle l’avait bien gagné, car elle faisait tout pour paraître aimable. Je ne nierai pas qu’à son amabilité reconnue venait par moments se mêler une grêle de projectiles si déliés, ce qui est du reste la saillie particulière au caractère féminin, que, dans chaque mot de sa piquante conversion, on sentait assez souvent le jeu provocant de ces pointes subtiles, et Dieu préserve que celle contre qui parfois elle s’animait un peu, fût venue en pareil moment lui tomber sous la main ! Ce petit faible était, je me hâte de le dire, habituellement caché sous les formes d’un exquis savoir-vivre de province. Il y avait de la grâce dans chacun des mouvements de sa bouche et de tout son corps ; elle aimait les vers ; elle savait pencher la tête d’un air tout pensif ; ceux qui avaient n’importe quel misérable grief contre elle, disaient eux-mêmes d’abord : « C’est une femme charmante, » et après cela ils s’en donnaient à cœur joie sur son compte.

Quant à l’autre dame, la visiteuse à la calèche, celle à qui pesait une nouvelle toute fraîche éclose, elle n’avait pas autant de trait dans l’esprit, de diversité dans le caractère ;