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Le bal ! fi ! les joies du bal ! pitié ! Est-ce national, traditionnel, voyons ? est-ce dans la nature et l’esprit russe, cela ? Un adolescent, un mineur, mettons, si vous voulez, qu’il soit majeur ou émancipé, bon ! tout à coup, en noir de la tête aux pieds, serré, étiré comme un diable, il paraît, fait le beau, glisse ou piétine ou piaffe sur le parquet. L’un, sans quitter son quadrille, s’entretient d’une affaire grave avec un autre homme, ce qui ne l’empêche pas de bondir, à son tour, comme un chevreau et de décrire différents méandres, puis de reprendre le propos interrompu, qu’il rompt de nouveau pour de nouveaux piétinements… Singerie ! oui, c’est pure singerie, et ce n’est que cela ! Un Français reste à quarante ans aussi enfant qu’il l’était à quinze, donc il faut que nous aussi nous soyons d’éternels garçons de quinze ans. Ah ! vraiment, après chaque bal, je me sens comme chargé d’un gros péché personnel dont je ne veux pas me souvenir. De tout cela que reste-t-il dans la tête ? Rien ; pas plus que de l’entretien d’un homme du monde qui parle de tout, qui effleure à peine vingt sujets à la minute, et ne fait que répéter ce qu’il a aperçu le matin en feuilletant sa gazette ; c’est varié, c’est joli, mais de sa tête, à lui, que sort-il ? rien, rien, et vous reconnaissez ensuite qu’un bout de conversation avec un simple marchand à barbe et à long cafetan, ignorant de tout ce qui n’est pas de son commerce, mais sachant à fond tout ce qui, de près ou de loin, se rattache à son industrie, vaut bien mieux que toutes ces fariboles des salons qui paraissent si pleines et qui sont si vides. Un bal ! que conclure d’un bal ? Qu’un écrivain penseur fourvoyé là veuille décrire, selon la vérité même, la scène qui s’offre à lui en deux ou trois heures de présence dans un bal… je gage dix contre un que, s’il ne sabre ni ne caresse de parti pris l’assemblée, il ne produira qu’un livre absurdissime. Quelle scène est-ce en effet ? Morale ou immorale ? Le diable saurait qu’en dire, mais un homme sérieux, allons donc ! il fera un livre à jeter et à conspuer. »

C’est ainsi que, de retour du bal du gouverneur, raisonna notre héros sur les bals en général ; ne dansant point, il