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mais on nous croira quand nous dirons qu’en ce moment il sentit en lui quelque chose, non-seulement du jeune homme en général, mais même du hussard. Trouvant, près de ces dames, une chaise inoccupée, il s’en empara. L’entretien ne fut pas tout d’abord exempt d’embarras, mais la langue de notre héros se délia peu à peu, et sa poitrine respira avec plus d’aisance. Quoi qu’il nous en puisse coûter, nous dirons que les personnes graves, les gens d’affaires, ainsi que les hauts fonctionnaires et les gens de marque, sont toujours un peu lourds dans leurs conversations avec les dames. Voyez, au contraire, voyez sans remonter, messieurs les cornettes, les sous-lieutenants et lieutenants… mais sans remonter plus haut pourtant que le grade de capitaine. Dieu sait comment ils font. Il me semble que ce qu’ils débitent n’est pas d’une invention bien merveilleuse ; ce qu’il y a de sûr cependant, c’est qu’en écoutant ce sémillant caquetage, une demoiselle ou dame se pâme d’aise sur son tabouret.

Mais, en effet, que pourrait débiter aux dames un conseiller d’État ? il dira que la Russie est un empire immense, que le temps va se remettre au beau, ou bien il lâchera un compliment bien tourné, spirituel, d’accord, mais faisant l’effet d’une réminiscence de lecture ; et s’il hasarde un mot plaisant, il ne manquera pas d’en rire plus que celle qui l’écoutait, si même elle en rit. Tout ceci est dit pour faire comprendre à nos lecteurs pourquoi la jolie blonde, aux discours de Tchitchikof, se prit à bâiller malgré qu’elle en eût. Notre héros, n’ayant point remarqué cela, raconta dans sa verve une foule de jolies choses qu’il lui était arrivé, nous l’avouons, de débiter en différentes localités, mais toujours dans des circonstances analogues, nommément dans le gouvernement de Simbirsk, chez Sophron Ivanovitch Bezpetchnoï, où se trouvaient alors réunies sa fille Adélaïde avec trois brus, puis chez Th. Th. Pérékroëf, du gouvernement de Reazan ; chez Frol Vaciliévitch Pobëdonosnoï du gouvernement de Pénnza, et chez le frère de Frol, Pëtre Vaciliévitch, où étaient sa belle-sœur Catherine et ses jeunes nièces Rose et Émilie ; chez Pëtre Varsanofié-