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tion, devint en un instant étranger à tout ce qui s’agitait autour de lui. Cependant les lèvres parfumées des dames faisaient résonner à ses oreilles une infinité de fines questions mêlées de paroles aimables à son adresse. L’une d’elles disait : « Nous serait-il permis, à nous autres pauvres habitantes de la terre, de savoir par grâce et bonté ce que vous avez aperçu là-haut dans votre ciel ? » Une autre : « Quelles régions fortunées habite en ce moment la pensée de M. Tchitchikof ? » Une troisième : « Oh ! que je voudrais savoir quelle est l’heureuse mortelle qui vous cause une si douce rêverie ? » Une quatrième : « M. Tchitchikof, mesdames, est à peindre comme cela ; et dire qu’il n’y a pas ici un artiste ! »

Pâvel Ivanovitch ne voyait rien, n’entendait rien, et les plus charmants propos demeuraient sans nul effet. Nous devons dire qu’il fut même impoli au point de changer deux ou trois fois de place, désirant voir de quel côté s’étaient dirigées la dame et sa fille. Mais les belles questionneuses n’étaient point disposées à quitter ainsi la partie, et chacune dans son for intérieur avait dessein de faire jouer tous les ressorts imaginables, d’employer tous les moyens par lesquels elles se flattaient d’avoir prise sur les cœurs. Chez quelques dames (notez bien que je ne dis pas chez toutes), on trouve, en les observant bien, cette petite faiblesse que, si elles ont une fois découvert en soi-même quelque chose de particulièrement bien fait, front, bouche, bras ou épaules, n’importe, elles s’imaginent que, nécessairement, c’est cette partie de leur personne qui frappe d’abord tous les regards, et que tous les regardants à la fois se chuchotent aussitôt à demi-voix : « Voyez, voyez ; que celle-ci a un joli nez grec ! » ou : « Ah ! quel front pur ! » Celle qui a de belles épaules se tient pour bien assurée que tous les jeunes gens vont en être émerveillés, et qu’ils ne manqueront pas de dire en passant derrière elle : « Voilà des épaules d’une beauté exquise ! » Et ils ne feront guère attention ni aux dents, ni aux yeux, ni au front, ni aux lèvres, ni à la chevelure, sinon pour mieux s’assurer de reconnaître entre toutes la demoiselle aux