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« Bon ! mais que ne dites-vous donc à Ivan Grégoriévitch ce que vous venez d’acheter dans nos cantons ? dit Sabakévitch ; et vous, Ivan Grégoriévitch, comment se fait-il que vous ne le lui demandiez pas ? Quels paysans ! sachez que c’est de l’or en barre ; moi, par exemple, je lui ai vendu mon carrossier Mikhéïef.

— Quoi ! vous dites que vous lui avez vendu Mikhéïef ? dit le président.

— Eh ! mon Dieu, oui.

— Je connais votre carrossier Mikhéïef, je le connais ; excellent ouvrier ; il m’a réparé une drojka. Mais Mikhéïef, attendez donc, eh oui, vous m’avez dit qu’il était mort…

— Qui ! Mikhéïef ? Mikhéïef mort ! dit Sabakévitch sans se troubler le moins du monde, c’est son frère qui est mort ; lui il est vivant, puisque je l’ai vendu, il se porte même mieux que jamais.

— Vous m’avez dit…

— Tout récemment, il m’a fait une britchka qu’on admirait à Moscou. Cet homme-là, s’il était connu, ne travaillerait que pour l’empereur.

— Oui, Mikhéïef travaille admirablement, et je suis dans le dernier étonnement de voir que vous avez pu ainsi vous en défaire.

— Je lui en ai bien vendu d’autres que Mikhéïef ! Et Probka Stepan, mon charpentier, et mon briquetier Milouchkine, et mon bottier Teliatt Maxime ; ils y ont tous passé ; tous sont vendus, bel et bien vendus. »

Le président lui ayant demandé pourquoi il avait ainsi vendu des hommes tous utiles, tous nécessaires à son service, Sabakévitch répondit en faisant de la main un signe de renoncement : « Eh bien, c’est fait, une bêtise, quoi ! Je me dis : « Je vais les vendre, » et par bêtise je les ai vendus ! Et il étendit le nez en avant comme s’il déplorait sa folie, et il ajouta : « Demandez-moi pourquoi les cheveux gris me sont venus, et pas la raison ; sais-je, moi ?

— Mais permettez, Pâvel Ivanovitch, dit le président ; comment achetez-vous donc les paysans sans la terre ? est-ce pour les coloniser ?