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— C’est vrai, c’est vrai ! dit le président, et aussitôt il envoya un employé chercher tout ce monde.

— Je vous prierai aussi, dit Tchitchikof, d’envoyer chercher le fondé de procuration d’une vieille dame avec qui j’ai aussi eu affaire ; c’est le fils du père Kyrile le Protopope ; c’est un de vos employés.

— Bien, on le fera venir, dit le président, tout sera fait ; mais vous, ne donnez pas un sou à qui que ce soit ici, je vous en prie ; les gens qui sont de mes amis ne payent pas. »

Puis il donna à demi-voix, à Antonovitch, un ordre qui parut n’être pas du tout du goût de la hure. Les actes réunis semblèrent faire une très-bonne impression sur le président, surtout quand il vit que tous ces acquêts faisaient supposer une dépense totale de bien près de cent mille roubles.

Pendant plusieurs minutes il regarda Tchitchikof avec l’expression d’un grand contentement, et à la fin il dit ces mots sans suite : « Voilà donc, voilà donc… ah, bravo ! Pâvel Ivanovitch, vous avez acheté là… bravo, bravo !

— Oui, j’ai fait des acquisitions, répondit Tchitchikof.

— Et c’est bien, c’est très-bien, très-bien !

— Oui, je vois moi-même que je ne pouvais mieux faire, ni… faire mieux : car, après tout, le but de l’homme ici-bas reste vague et indéfini, s’il ne pose un pied ferme sur une base solide et s’il s’en tient aux vaines chimères de la jeunesse. » Il partit de là pour fulminer contre les libéralistes et contre tous les jeunes gens en masse. Mais il était facile de voir que, dans sa harangue, il y avait un grand fonds de sentiments incertains, et qu’il se disait in petto : « Allons, allons, je déblatère et avec quelle gaucherie encore ! »

Et il s’abstenait avec grand soin de regarder Sabakévitch et Manîlof, tant il craignait de lire quelque chose dans leurs yeux. Cette crainte, à vrai dire, était bien peu fondée : le visage de Sabakévitch était d’une immobilité parfaite, et quant à Manîlof, enchanté du tour de phrase de notre héros, il balançait approbativement la tête et se délectait comme un mélomane qui affronte les tours de force du violon et vient de saisir au vol une note si aiguë que la gorge d’aucun oiseau connu n’y saurait atteindre.