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une voix plus cassante encore, sans aucun doute celle d’un supérieur, disait de très-haut : « Tiens, copie, et vivement ; sinon on ôtera tes bottes, et tu en auras pour six jours pleins à piocher ici sans boire ni manger. »

Le grincement agaçant des plumes était incessant et ressemblait à celui que feraient, après une semaine de sécheresse, cent fagots voiturés à travers une épaisse forêt tapissée de feuilles mortes d’un pied d’épaisseur.

Tchitchikof et Manîlof allèrent tout droit à la première table, où étaient assis deux jeunes employés, et leur dirent :

« Veuillez nous indiquer, messieurs, à qui il faut s’adresser pour les affaires de vente et d’achat.

— Mais, qu’est-ce qu’il vous faut ? répondirent-ils tous les deux en se détournant.

— J’ai une supplique à présenter.

— Quelle sorte d’acquêt avez-vous fait ?

— Je désire avant tout savoir où est le bureau des contrats. Est-ce dans cette pièce-ci, est-ce ailleurs ?

— Eh bien ! dites d’abord ce que vous achetez, et à quel prix, et alors nous vous dirons à qui vous adresser ; sans cela, impossible de vous renseigner. »

Tchitchikof reconnut à l’instant que ces employés étaient des commis indiscrets, et que, comme tous les jeunes commis, ils essayaient de donner de l’importance à leurs personnes et à leurs humbles fonctions.

« Écoutez, mes chers messieurs, leur dit-il, je sais parfaitement que toutes les affaires de contrats d’acquisition, quel que soit le prix de l’acquêt, se trouvent dans un même bureau ; ce que je vous demande, c’est de m’indiquer le bureau, et, si vous n’en savez rien, nous allons nous adresser à d’autres. »

Les jeunes commis ne répliquèrent point ; l’un d’eux se borna à indiquer du doigt un coin de la pièce ; là se trouvait un vieillard qui changeait de place des papiers. Tchitchikof et Manîlof louvoyèrent entre plusieurs tables et allèrent trouver le vieillard. Celui-ci porta une attention extrême sur le dossier qui était devant lui.