Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/251

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus large ; à Bounaïsk et à Kokchaïsk, il y avait plus de société ; ici c’est malpropre, mais c’est plus sec et surtout plus sauvage, cela se compense. »

« Un autre ?… Abakoum Thyrof !… Thyrof… Voyons, qu’es-tu, toi ? En quels lieux pérégrines-tu ? est-ce le Volga qui t’a attiré, et as-tu pris goût à la vie indépendante en travaillant avec les rudes ouvriers des ports ?… »

Ici Tchitchikof s’arrêta et devint assez rêveur. Et à quoi rêvait-il ? était-ce à la destinée d’Abakoum Thyrof, ou tout bonnement rêvait-il sans objet et sans horizon, comme rêve en général tout Russe quelconque, n’importe son rang, son grade, sa condition sociale, lorsqu’il lui vient des dégoûts de la vie à l’étroit et des aspirations au vague sans limites ?

Au fait, où est ce Thyrof ? Il se promène bruyamment et gaiement sur le spacieux port aux graines, après avoir fait son prix avec des marchands. Le chapeau tout bariolé de fleurs et de rubans, toute la phalange des bourlaques[1] rit et folâtre tout en faisant ses adieux à leurs maîtresses, et à leurs femmes grandes, bien faites, fières de leurs rubans et de leurs monistes[2]. Sur toute la place, ce ne sont que chants et rondes folles, et les portefaix cependant, avec force cris, injures et poussades, au moyen de leur crochet se hissent sur le dos de dix à douze quintaux pesant, confient ici des pois, de la fève et du froment, aux flancs de larges et profondes barques ; ailleurs déposent des coules[3] gonflés d’avoine et de divers gruaux ; et, plus loin, on voit tout le fond de la place garni de pyramides, non de boulets, mais de sacs bien rebondis et bien lourds, arsenal qui semble regarder et attendre le moment où il devra passer tout entier dans les profonds soureaks[4], qui, presque bout à bout, et tout à la fois immense serpent et

  1. Ouvriers de port des rives du Volga central.
  2. Monistes (monisto), ornement du cou et de la poitrine, sorte de collier des femmes du pays.
  3. Coule, énorme sac de til tressé, presque aussi large que long ; il contient deux tchetvertes, ou huit grands boisseaux.
  4. Les soureaks (souda soureaki), énormes barques à fond plat, ainsi