Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/226

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pluchkine quelque chose d’incroyable ou de providentiel. Il se frotta les yeux, regarda longtemps son interlocuteur, et à la fin, lui dit :

« Monsieur, vous n’avez jamais été, vous, au service militaire ?

— Non, répondit Tchitchikof d’un air d’intelligence ; j’ai servi dans le civil.

— Dans le civil, hum ! dans le civil, » répéta Pluchkine en mâchant des lèvres comme s’il mangeait quelque cartilage ; puis il ajouta : « Çà mais, comment donc, comment ? Songez donc que vous dépenserez de l’argent comme ça.

— Pour vous prouver que je suis sincère, et pour vous obliger, je veux bien faire quelque frais, dit Tchitchikof, qui, en ce moment, tenait sa tabatière ouverte et semblait inspecter la charnière à l’intérieur, ce qu’il faisait toutes les fois qu’il avait à prononcer une phrase purement diplomatique.

— Ah ! mon père ! ah ! mon bienfaiteur ! » s’écria Pluchkine ; et, dans le trouble de sa joie, il plongea trois doigts dans le tabac de son interlocuteur, s’en remplit le nez au point d’en éprouver un moment de vertige pendant lequel sa souquenille s’ouvrit beaucoup plus que ne le permettait la bienséance. « Il y a donc quelqu’un sur la terre pour soutenir le vieillard ! Ah ! saints du paradis ! ah ! Seigneur mon Dieu !… ah !… »

Il n’en put dire davantage. Mais il ne se fut pas écoulé une minute que ce vertigineux transport de joie, qui venait d’éclairer son visage de bois, disparut subitement sans laisser la moindre trace, et ses traits reprirent la même expression soucieuse et méfiante. Il tira du fond d’une très-grande poche un mouchoir d’un âge respectable et s’en essuya le tour des yeux ; puis, mettant le linge en pelote, il s’en épongea la lèvre supérieure.

Tchitchikof rempocha sa tabatière en jetant les yeux sur la carte géographique qui s’était dessinée d’elle-même au plafond, après quoi il se posa les mains sur les genoux et regarda placidement la face de Pluchkine ramenée à son vrai caractère.