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d’avoir mis sur une petite armoire un carafon solide, contenant un reste de ratafia, et où il avait fait sa marque pour que personne ne pût en prendre une gorgée à son insu ; il se rappelait les endroits où il avait déposé une clef sans emploi, un vieux clou tordu et un informe bâton de cire à cacheter, industrieusement formé par lui du cachet des enveloppes de lettres qu’il avait reçues en divers temps.

Et cependant le revenu du domaine n’avait subi aucune baisse : le paysan était soumis à la même redevance ; chaque femme devait apporter la même quantité de baies, de champignons et de noisettes, chaque tisserande fournir le même nombre de pièces de toile, et le tout passait dans les ambarres et les magasins pour y devenir moisissure, et pourriture et haillons… et lui-même, le maître de ces biens, n’était plus guère qu’une sorte de haillon de l’humanité.

Sa fille Alexandra vint le voir deux fois : la première fois, avec son fils âgé de trois ans, pour essayer de tirer quelque chose du grand-père. Il paraît que la vie des camps n’avait pas autant de charmes qu’elle se l’était imaginé avant l’escapade. Pluchkine eut la délicatesse de ne point lui reprocher l’irrégularité de son mariage, et, ce qui est plus fort, il prêta au jeune enfant, pour jouer un peu, je ne sais quel bouton armorié qui avait sa place marquée sur la table poudreuse, mais il ne donna pas un rouge liard à la mère… à la deuxième fois, Alexandra apparut avec deux enfants et lui apporta une brioche, et, comme objet de durée, une robe de chambre ouatée, ayant remarqué, à sa première visite, que son père continuait à porter un vieux khalatt[1] qui faisait peine et honte à regarder. Pluchkine fut tellement touché de cette attention qu’il sourit aux deux marmots, les posa en amazone chacun sur un de ses genoux et les secoua exactement comme s’ils étaient à cheval, allant un petit train de galop. Il accepta

  1. Khalatt, sorte de robes de chambre, que des Boukhares vont colporter dans toute la Russie, de village en village, jusqu’en Pologne.