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desquelles un rayon de soleil arrivait là, Dieu sait comment, et la changeait en un objet transparent, igné, merveilleusement radieux dans cette profonde obscurité. À l’écart, et tout à l’extrémité du jardin, quelques trembles géants laissaient voir d’énormes nids de corbeaux dans le fouillis de leurs rameaux les plus élevés ; quelques-uns de ces arbres avaient des branches rompues, sans être entièrement détachées de leurs troncs, d’où elles pendaient en bas avec leurs feuilles flétries et mi-desséchées. En un mot, tout était beau dans cet état de ruine vivace de la végétation locale, et tellement beau, que ni la nature, ni l’art, opérant isolément, ne sauraient produire rien d’approchant pour le regard de l’homme ; on ne peut avoir ce spectacle que là où tous deux se sont donné la main, où la nature, pour renchérir encore sur le travail humain souvent dépensé avec une prodigalité insensée, est venue achever le tableau en y jetant à loisir tout le grandiose, toutes les hardiesses de sa ciselure, en allégeant les masses lourdes, en détruisant une maladroite régularité, en rompant toutes ces misérables lignes droites qui découvraient la savante pauvreté du plan, enfin en communiquant une merveilleuse chaleur à tout ce qui a été conçu dans la froideur du calcul, des études et de l’apprêt des œuvres de l’homme.

Après un ou deux nouveaux détours, notre héros se trouva à la fin devant la maison, qui ne lui en parut que plus triste pour être vue de plus près. Une végétation moussue couvrait le bois vermoulu de toute la palissade et de la porte cochère. Une foule de bâtiments, les logements des gens, les magasins, les caves, en état visible de complète vétusté, remplissaient la cour. Près de ces bâtiments, à droite et à gauche, on voyait des portes cochères s’ouvrant sur d’autres cours. Tout disait qu’on avait jadis mené grande et large vie en ce même lieu où tout, désormais, était triste et morne à serrer le cœur.

Rien ne venait animer ce tableau de désolation ; ni portes s’ouvrant, ni hommes sortant d’aucune part, ni mouvement ni soins, ni allées et venues, ni vie dans la maison. La seule porte cochère principale était ouverte, et cela parce