Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/200

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Permettez. Pour écrire : Reçu vingt-cinq roubles, il faut avoir les vingt-cinq roubles sous les yeux. »

Tchitchikof livra à Sabakévitch les vingt-cinq roubles ; celui-ci, les ayant disposés à sa gauche sur le bureau et les tenant assujettis sous ses gros doigts, quoiqu’il n’y eût aucun courant d’air dans la chambre, écrivit sur un petit carré de papier avoir reçu vingt-cinq roubles en assignations impériales comme arrhes et à compte du prix convenu d’une vente d’âmes à consommer le lendemain. Après avoir calligraphié et sablé le récépissé, il le couvrit de sa main droite, et, de la gauche, se mit à examiner de très-près les assignats.

« En voici un qui est bien vieux ! dit-il en le regardant du côté du jour ; il est un peu bien gras, déchiré, écorné… mais, entre amis, on n’y regarde pas de si près.

— Je le disais bien que c’est un poing, un poing massue, et non un homme. Oh ! gros butor, va ! se dit in petto Tchitchikof.

— Çà, dites moi, vous ne voudriez pas les âmes femelles ?

— Grand merci ; non.

— Je ne vous prendrais pas cher. En faveur de la bonne connaissance, savez-vous que je n’accepterais pas plus d’un rouble de chaque pièce ?

— Non, je n’ai pas besoin de ce sexe-là.

— Ah ! eh bien, si vous n’en avez pas besoin, il n’y a pas à en parler avec vous ; les goûts ne se commandent pas. L’un aime le pope et l’autre la popesse, dit le proverbe.

— Ne perdez pas de vue que cette affaire-ci doit rester un secret entre nous deux, dit Tchitchikof en prenant congé de son hôte.

— C’est parfaitement entendu ; il n’y a pas là moyen de faire confidence à un tiers quelconque ; ce qui se fait avec confiance entre deux intimes doit rester saintement enfermé là. Adieu, merci de la bonne visite ; je vous prie de penser à nous, et, aussitôt que vous aurez une petite heure de loisir, venez comme ça dîner et causer. Peut-être il ar-