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pfou[1] !… quelle serait donc la valeur vénale de cet objet ? qui a besoin de cela ?

— Çà, écoutez donc, vous en achetez ; c’est donc bon à quelque chose ! Vous en achetez ; et moi, c’est à cette occasion que j’en vends. »

À cette réflexion de son hôte, Tchitchikof se mordit la lèvre et ne sut que répondre. Il commençait à parler de circonstances de famille et d’affaires en termes lointains et vagues ; Sabakévitch lui dit tout simplement :

« Je n’ai aucun besoin de savoir quelles sont vos affaires de famille ; vos relations sont votre affaire à vous et ne me concernent en rien, que je sache. Il vous fallait des âmes, je consentais à vous en céder ; vous vous repentirez de n’avoir pas acheté celles que je vous proposais. »

L’emploi de l’imparfait affligea Tchitchikof ; il dit tristement :

« À deux roubles, bon !

— Ah ! vrai, c’est tout à fait comme la pie de Jacques dont parle le proverbe ; il n’a qu’un mot, il le répète à tout propos. Vous êtes arrivé au chiffre deux, vous pouvez tout aussi bien en partir. Allons, donnez un prix sortable.

— C’est un chien d’homme, un diable, pensa Tchitchikof ; au fait, il ne me mènera que jusqu’où je voudrai aller. Jetons-lui une noisette. Pour vous faire plaisir, j’ajoute 50 copecks et finissons !

— Puisque c’est comme ça, à la bonne heure, je vous dis mon dernier mot : 50 roubles. Je perds au marché, c’est une faiblesse ; vous n’aurez nulle part à si bon marché des gens tels que ceux-là.

— Butor, va ! » dit en lui-même Tchitchikof ; et ensuite il continua à demi-voix : « Dans le fait, c’est se tourmenter à propos de rien ; il y a cent endroits où l’on me donnerait

  1. Pfou, pfou, pfou, imitation d’un crachement précipité ; on crache en parlant des morts, en pensant à la mort, en apercevant un moine, et dans toute occasion ou rencontre produisant une idée lugubre ; cela déconcerte le démon qui est toujours là à tourner, quand l’homme a des idées ou des paroles sinistres.