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« Et Probka Stépane, mon charpentier, je mets ma tête sur le billot si vous trouvez jamais nulle part un pareil gaillard. Une force et une stature incroyables ! S’il eût servi dans la garde, Dieu sait ce qu’on n’aurait pas fait de lui à Pétersbourg ; songez donc que c’est un homme de six pieds et demi de haut. »

Tchitchikof de nouveau ouvrit la bouche pour faire observer que Probka était couché à tout jamais à quatre pieds sous terre ; mais Sabakévitch allait d’un tel train qu’il n’y avait pas à l’interrompre, et qu’il fallait se taire et l’écouter.

« Et mon tuilier-briquetier Milouchkine… un luron qui vous construit un poêle, un bon poêle, n’importe en quelle maison. Et le bottier Maxime Téliatnikof, qui, s’il bat son cuir le matin, vous présente une paire de bottes le soir ; et quand il confectionne des bottes, il n’y a, ma foi, qu’à s’y mirer et à lui dire un grand merci ; un homme, après cela, qui n’a jamais porté une goutte d’eau-de-vie à ses lèvres. Et Erémeï Sorokoplech !… celui-là en vaut trente ; il allait trafiquer à Moscou. Je ne sais pas ce qu’il fait, mais, rien que de sa redevance, il rapporte cinq cents beaux roubles à son maître. Voilà, voilà du monde solide ! ce n’est pas là ce que pourrait vous offrir un Pluchkine, par exemple. Ah ! les miens…

— Mais permettez, permettez donc un moment !… dit à la fin Tchitchikof, impatienté d’un torrent de paroles qui semblaient devoir se précipiter ainsi jusqu’au soir. Pourquoi faites-vous donc cette énumération de leurs qualités ? il n’y a plus rien à tirer de ces braves gens-là, puisqu’ils ne sont plus. Un caillou peut quelque part soutenir une palissade ; un mort n’est pas même bon à ça.

— Eh ! mon Dieu, sans doute ce sont des morts… oui, ils sont morts… ils sont morts… mais, voyez-vous, je regarde autour de moi et chez moi-même ceux que l’on tient pour vivants… je les regarde, et je me dis : Qu’est-ce que c’est que tous ces gens-là ? Ce sont, monsieur, des mouches, et non pas des hommes.