Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/191

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Oui, dit Tchitchikof… des âmes qui aient quitté ce monde.

— Des âmes mortes, bon ; des âmes mortes… j’en trouverai ; eh ! comment ne s’en trouverait-il pas ici comme ailleurs ?

— Eh bien ! s’il s’en trouve chez vous, il vous sera, sans aucun doute… agréable… d’en être débarrassé.

— Je suis prêt à vous les vendre… dit Sabakévitch qui venait de relever momentanément la tête, et qui s’était aperçu par un rapide coup d’œil que son convive devait avoir ici en vue quelque avantage.

— Ah diantre ! pensa Tchitchikof, en voici un qui est tout prêt à vendre avant que j’aie bien dit ce que je veux ! » Et il ajouta, parlant à son hôte : « Vendre ?… mais votre prix alors ?… Je vous demande ça, quoiqu’il s’agisse ici d’un objet pour lequel, vraiment, la question du prix… est au moins étrange.

— Cent roubles la pièce, pour ne pas surfaire.

— Cent roubles la pièce !… s’écria Tchitchikof, qui après cette exclamation involontaire resta bouche béante et l’œil fixé sur son hôte, ne sachant s’il avait mal entendu ou si peut-être la langue de Sabakévitch, qui était grasse et pâteuse, n’avait pas prononcé cent, voulant prononcer un.

— Est-ce que cela vous semble cher ?… Quel est votre prix à vous ?

— Mon prix ? mon prix ?… Mais il y a eu malentendu ; l’un de nous deux a perdu de vue l’objet dont il s’agit. Pour des âmes non existantes, j’estime, moi, la main sur la conscience, que quatre-vingts copecks[1] l’âme sont un prix superbe.

— À qui en avez-vous, avec vos quatre-vingts copecks ?

— Je dis ce que je pense, et on ne peut pas donner plus.

— Je ne suis pas un vendeur de souliers d’écorce.

  1. Le copeck cuivre est le centime, la centième partie du rouble en assignats, qui répond au franc, à peu près. Le copeck argent vaut le quadruple du copeck cuivre.