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l’étal du boucher. Ce sont toutes inventions de ces docteurs en soupe salée, les Allemands et les Français ; cuisiniers et médecins, je les pendrais tous dos à dos, avec leurs livres en sautoir ! Ce sont eux qui ont imaginé la diète et le régime, des cures par la faim ! De ce qu’ils ont, eux, bon ! une nature chétive et des os de cartilage, ne vont-ils pas s’imaginer que l’estomac russe s’accommodera de leur science de malades et de meurt-de-faim ! Non, c’est de la jonglerie, de la duperie, et ils n’en viendront pas à leurs fins avec nous, je vous en réponds. » Ici Sabakévitch roula autour de son assiette de gros yeux pleins de colère, en balançant son menton sur sa gorge perdue dans un bourrelet de graisse. « La civilisation ! crient-ils ; la civilisation ! moi, voyez-vous, d’abord, de leur civilisation d’huîtres et de grenouilles, je… je… je… me ris… Je dirais plus volontiers un autre mot ; mais sans doute à table il y a des bienséances à garder… Chez moi, il n’en va pas ainsi ; chez moi, si nous sommes dix à table, sert-on du porc, c’est tout un porc ; sert-on du mouton ! c’est tout un mouton ; est-ce une oie après ça qu’on présente, c’est toute l’oie… Plutôt je n’aurai que deux plats, mais je verrai ce que je mange, et je mangerai mon soûl. »

Sabakévitch appuyait ses principes par les exemples ; il avait précipité sur son assiette la moitié du plat, et il mangea tout ; il suça et rongea jusqu’au dernier petit os avec une sorte de scrupule et les yeux demi-fermés.

« Voilà, il faut en convenir, pensa Tchitchikof, une mâchoire de première force !

— Chez moi cela ne se passe pas ainsi ! chez moi, poursuivit Sabakévitch en s’essuyant de sa serviette les mains et le menton, ce n’est pas, Dieu garde ! comme chez un certain Pluchkine, un pleutre qui a huit cents âmes libres de toute hypothèque, qui dîne plus misérablement que le dernier de mes pâtres.

— Qu’est-ce que c’est que ce Pluchkine ? dit Tchitchikof.

— Un vaurien, un avare tel qu’on ne peut rien imaginer d’approchant. Les détenus, les misérables qui sont aux fers dans nos prisons, vivent mieux que lui. Il a mis