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que je sais à peine la marche, et j’espère bien que tu vas me rendre des pions. »

Tchitchikof réfléchit ; il jouait assez bien ce jeu, et il pensait que Nozdref ne saurait, en effet, tenter aucun tour de sa façon, à moins que d’être un escroc achevé, un prestidigitateur du premier ordre.

« Va donc pour les dames, puisque aussi bien il faut que tu passes ton envie de me gagner quelque chose.

— Toutes mes âmes mortes tant qu’il y en aura contre cent roubles !

— Pourquoi cent roubles ? ce serait monstrueux ; elles vont si tu veux pour cinquante.

— Un enjeu de cinquante roubles ! tu te moques ! sommes-nous des écoliers ? Il faut cent roubles, et plutôt, moi, j’ajouterai aux âmes un de mes chiens de qualité moyenne, ou bien, tiens, ce cachet d’or qui malheureusement m’a bien fait faute à la foire ; c’est lui peut-être qui m’aurait ramené tout.

— Cent roubles contre les âmes et le cachet… bon.

— Combien me donnes-tu de pions ?

— À quel propos des pions ? certainement je n’en donne pas un.

— Eh bien, tu me donneras double avantage pour commencer.

— Non ; je ne te demande, moi, ni pions ni avantage, et je joue mal moi-même.

— Mal ? tu joues mal ?… ils jouent tous mal, ces malins-là… Bien, bien, bien, nous savons ! dit Nozdref en avançant un pion pour ne pas en avoir tout à fait le démenti.

— Il y a cinq ans que je n’ai pas eu un damier devant moi, dit Tchitchikof sans murmurer, et en croisant le pion de son adversaire.

— Nous savons, nous savons comme vous jouez mal, messieurs les aigrefins ! reprit Nozdref en avançant le pion de sa deuxième ligne.

— Oui, il y a bien longtemps, bien longtemps que je n’ai joué, reprit à son tour Tchitchikof en étayant son premier pion joué.