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— Je le crois bien, c’est un vrai mordache[1]. J’avoue qu’il y avait bien longtemps que j’en convoitais un… Bien, Porphiri, emporte-le et le soigne un peu mieux ; prends-y garde, drôle ! »

Porphiri prit le petit animal sous le ventre et le reporta dans la vieille calèche.

« Écoute, Tchitchikof, il faut absolument que tu viennes à présent même chez moi ; cinq verstes au plus ; nous serons là en vingt minutes. De chez moi tu iras ensuite chez Sabakévitch, si le cœur t’en dit. »

Tchitchikof pensa en lui-même :

« Au fait, pourquoi n’irais-je pas chez Nozdref ? En quoi vaut-il moins que les autres ? il est comme tout le monde et, de plus, il vient de se mettre à sec à la foire. On voit qu’il suit en tout son premier mouvement ; il peut y avoir moyen d’obtenir de lui gratuitement quelque chose que je sais bien… Bien, bien ! allons, dit-il ; mais ne t’avise pas de me retenir au-delà de quelques heures, car le temps m’est précieux. À cette condition, je suis maintenant tout à toi.

— À la bonne heure ! c’est convenu, mon âme, c’est convenu ; avance, il faut, pour ça, que je t’embrase. »

Là-dessus Nozdref et Tchitchikof échangèrent des baisers.

« Voilà qui est bien ; nous allons nous mettre tous les trois en route !

— Non pas, non pas, de grâce, et, je prends, quant à moi, mon congé, dit le grand blond ; j’ai affaire chez moi.

— Tarata, tah, tah… des folies ! Bah, frère, je ne te lâche pas.

— Non, vrai, ma femme serait furieuse, et elle aurait grandement raison de l’être. Maintenant monsieur t’offrira bien une place dans sa britchka, n’est-il pas vrai ?

— Ni, ni, ni, ni, ni, ni ! n’ose pas même penser à nous quitter ! »

  1. Le mordache est un dogue assez recherché en Russie ; on l'appelle presque toujours mordachka (terminaison amicale) parce qu'on le trouve mignon de caractère, malgré sa physionomie hargneuse.