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sommes donné les premiers jours ! Ah ! il faut avouer que la foire a été, cette année, dans tout son beau. Les marchands disent eux-mêmes qu’il n’y avait jamais eu une affluence et un entrain pareils. Tout ce qu’on avait amené de chez moi a été supérieurement vendu. Ah ! frère, comme nous avons bamboché ! rien que de se rappeler, foi d’honnête homme ! je te dis… mais quel dommage, quel dommage que tu n’étais pas là ! Figure-toi qu’à trois verstes de la ville il y avait en ce moment un régiment de dragons, que tous les officiers, tous, du premier au dernier, au nombre de quarante, étaient en ville… et nous avons bu, et nous avons bu ! Tiens, frère, il y avait le rotmistre Potsélouïef… voilà un bon enfant ! quel homme avec cela ! des moustaches qui tombent jusques sous les aisselles… c’est lui qui appelle le vin de Bordeaux de la Bourdachka : « Hé, garçon ! qu’il dit, en avant donc la bourdachka, que ces messieurs se gargarisent !… » Et le lieutenant Koufchinnikof, hein, beau-frère, dis, quel charmant homme ! on peut bien dire que celui-là est le bambocheur par excellence, le roi de la bamboche… Nous ne nous sommes pas quittés pendant trois jours. Quels vins nous avons eus du marchand Ponomarëf ! Il faut que tu saches que Ponomarëf est un si grand coquin qu’il n’y a pas moyen de rien prendre dans ses boutiques ; il mêle à ses vins des décoctions de bois de sandal, de bouchon brûlé, de baies de sureau, et le diable sait encore quelles drogues ; mais si, une fois, il va lui-même ouvrir chez lui le sésame, le saint des saints, le petit caveau particulier, oh ! ma foi, là, il n’y a plus rien à dire, il vous met dans l’empirée. Voilà comment, le lieutenant des brocs (Koufchinnikof) et moi, nous avons eu à discrétion un champagne près duquel le champagne du gouverneur est bon peut-être à laver les pieds des chevaux. Songe que c’était non pas seulement du vrai veuve Cliquot, mais un certain Cliquot-matradoura, comme qui dirait, vois-tu, du double, du triple Cliquot. Moi je suis allé voir Ponomarëf, je l’ai prié… comme on prie ces gens-là, et après un petit quart d’heure d’attente inquiète, j’ai rapporté de là en triomphe une bouteille d’un certain vin français qu’ils appellent bonbon… un bou-